Evdard Beneš, de l’indépendance de la Tchécoslovaquie jusqu’à la veille des accords de Munich (2)

Edvard Beneš, photo: ČT

L’historien Antoine Marès était présent à Prague en février pour présenter la biographie qu’il consacre à l’un des hommes d’Etat les plus importants de l’histoire tchèque, Edvard Beneš, ouvrage publié récemment aux Editions Perrin. En marge de sa visite, le directeur du Centre d’histoire de l’Europe centrale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a accordé à Radio Prague un long entretien dont voici la seconde partie, dans laquelle est évoqué le rôle d’Evdard Beneš durant l’entre-deux-guerres, jusqu’à la veille des accords de Munich, dans la direction du nouvel Etat tchécoslovaque, d’abord à la tête du ministère des Affaires étrangères puis en tant que président de la République.

Edvard Beneš,  photo: ČT
« C’est vrai qu’Edvard Beneš est le constructeur de la politique étrangère tchécoslovaque. Mais il faut nuancer. Il faut nuancer son rôle par le contexte international. Le contexte international n’est pas celui qu’il imaginait au départ. L’Entente se dissout à partir de 1917. La Russie sort du jeu, or la Russie a toujours été pour Beneš géopolitiquement un facteur important. Les Etats-Unis sortent du jeu également avec la neutralité. Cela va donc être d’une certaine façon une politique par défaut.

Il va construire cette politique par défaut sur trois piliers. La France, qu’il choisit de préférence à l’Italie dès décembre 1918, donc très tôt. L’Italie qui joue un jeu un peu ambigu avec la Hongrie. La Petite Entente, c’est-à-dire l’union des trois capitales, Prague, Bucarest, Belgrade, essentiellement dirigée contre le révisionnisme hongrois. Et puis la sécurité collective avec la Société des Nations (SdN). Il met en place ce système, qui est performant dans les années 1920 mais qui s’affaiblit au début des années 1930 quand chacun de ces trois piliers s’effrite.

Beneš va être en quelque sorte coincé par le système qu’il a mis en place, par ses convictions démocratiques aussi. Il tentera bien d’ajouter un quatrième pilier, pour consolider ces trois piliers qui s’effritent, qui est l’alliance avec l’Union soviétique. Mais avec beaucoup d’ambiguïté, du côté soviétique comme du côté occidentale, puisque Beneš, sur ce plan-là, suit strictement la politique française. »

Dans les années 1920, quels sont les rapports entre Tomáš Garrigue Masaryk, le président de la République, et Edvard Beneš, le ministre des Affaires étrangères ?

« Ce sont des rapports de protection. On est dans un système où le président de la République est un peu le successeur du Roi de Bohême. Donc il inspire un respect. Et puis, il y a la personnalité de Masaryk, personnalité intellectuelle qui inspire un grand respect. On a dit qu’il imposait une dictature du respect. Masaryk est intouchable. Alors on essaie de la toucher en attaquant son favori, son second, Beneš. Donc Beneš, c’est un petit peu le paratonnerre, celui qui reçoit les coups de foudre des adversaires de ce qu’on appelle le Château.

Tomáš Garrigue Masaryk et Edvard Beneš
Masaryk va de façon constante protéger Beneš. Il considère très tôt, au moment même où on adopte la constitution en 1920, que Beneš doit être son successeur. Masaryk a déjà 70 ans en 1920 et il faut introduire dans la constitution une clause d’âge, qui permettrait à Beneš d’être élu président. Mais cela va être un très long cheminement.

Il faut peut-être ajouter que l’homme qui va désamorcer les choses, qui va protéger Beneš, est le chancelier de Masaryk, qui s’appelle Přemysl Šámal. Il a joué un rôle important pendant la guerre dans ce qu’on a appelé « la maffia », c’est-à-dire la résistance intérieure. De façon constante, il va conseiller Beneš sur le plan intérieur. Šámal est un personnage qui aurait pu jouer un très grand rôle politique, mais pour cela il fallait être élu. Il n’est jamais passé par l’étape de l’élection et est resté en marge. C’est un personnage essentiel de la Première République tchécoslovaque. »

Edvard Beneš garde-t-il à ce moment-là son idéal social-démocrate. Comment selon lui doit être dirigé économiquement et socialement le nouvel Etat tchécoslovaque ?

« C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse claire. A partir du moment où Beneš s’est consacré à la politique extérieure, il s’y est entièrement consacré. Pour revenir un peu en arrière, quand il avait 19 ans, il se disait marxiste. Il est revenu sur ses idées marxistes. Il a eu une position beaucoup plus modérée par la suite, socialiste je dirais, puisqu’il a collaboré au journal Právo lidu. Mais il appartenait à ce moment-là à l’aile droite de la social-démocratie.

Par ailleurs, il a été de plus en plus proche de Masaryk intellectuellement, ce qui l’a amené à se distancier du marxisme, puisque Masaryk a été l’un des premiers universitaires à formuler une critique scientifique du marxisme. Mais il a certainement gardé une sensibilité sociale forte, qu’il manifeste à nouveau quand il est président de la République, à partir de décembre 1935. Donc, cette dimension sociale, il ne l’a pas perdue mais elle est mise en sourdine. »

Qu’en est-il de la question des minorités ? La Tchécoslovaquie est alors composée de Slovaques, de Tchèques, d’Allemands, de Roms, de Polonais, etc. Comment doit fonctionner selon lui un Etat qui comporte autant de minorités ?

« A l’époque, l’enlèverais les Roms qui ne sont pas une nationalité reconnue mais j’ajouterais en revanche les Juifs, qui sont considérés comme une des nationalités, comme les Ruthènes à l’est. La position de Beneš vis-à-vis des minorités est conditionnée par le fait qu’il est resté pendant toute sa vie un patriote tchécoslovaque. Donc il ne raisonne pas en termes de nationalité, il raisonne en termes étatiques. C’est son credo. La Tchécoslovaquie, c’est son enfant. Donc il raisonne plus en termes géopolitiques qu’en termes nationaux.

La minorité la plus importante est la minorité allemande. Il est assez strictement aligné sur la position de Masaryk concernant les Allemands. Il est pour une intégration des Allemands à la vie politique, « naši Němci », « nos Allemands », pour autant qu’ils soient démocrates. C’est peut-être la ligne de partage et ce qui va provoquer des appréciations très contrastées à l’égard de Beneš.

Il ne faut pas oublier que dans les élections, à parti de 1922, les Allemands se rallient majoritairement à l’Etat tchécoslovaque. Ils voient ce qui se passe en Allemagne, il y a un différentiel de situation. A partir de 1927, ils entrent, non seulement au Parlement où ils sont déjà représentés, mais également au sein du gouvernement, et cela jusqu’en 1938. Et puis il y a le basculement de 1935. A partir du moment où les Allemands basculent vers le national-socialisme, la défiance se crée. Aux élections municipales de mai 1938, 90% des Allemands votent pour le Sudetendeutsche Partei (le Parti allemand des Sudètes). Il y a là une rupture.

Il est très intéressant de voir que Beneš va faire sur ce basculement une lecture qui est aussi sociologique. Il dit que ce sont les bourgeois allemands et que ce sont ceux-là qu’il faut expulser en majorité, qu’ils se ralliés au national-socialisme, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Ce sera le prétexte, ce qui va sous-tendre le discours sur les expulsions. Il faut regarder le rapport de Beneš aux minorités, ou aux Slovaques, comme un discours commandé par une attitude étatique et pas par une attitude nationale. Il ne faut pas oublier que Beneš faisait le coup de poing avec les sociaux-démocrates quand il était jeune adolescent contre les nationalistes tchèques. Beneš n’est pas un nationaliste tchèque, c’est un contre-sens. »

Comment Beneš voit-il la montée du nazisme à partir des années 1930 ? Considère-t-il tout de suite que cela puisse représenter un danger pour la Tchécoslovaquie ?

Adolf Hitler,  photo: Bundesarchiv,  / CC BY-SA 3.0 Unported
« Il y a une sous-estimation par Beneš de Hitler et de l’Allemagne nazie. C’est très curieux, j’ai découvert cela en écrivant cette biographie. Il est très influencé vraisemblablement par ses réseaux de renseignements, très développés, sur l’Allemagne. Ces réseaux mettent l’accent sur l’opposition à Hitler. Donc il pense, et il n’est pas le seul d’ailleurs, que Hitler est fragile. Les contacts que l’Allemagne nazie prend avec lui, par exemple en 1936, le confortent dans cette idée que l’Allemagne est fragile et qu’Hitler tombera à la première bourrasque venue, au premier échec venu.

En revanche, il surestime le danger hongrois. Le danger du révisionnisme hongrois est réel mais il le surestime. Il surestime aussi, pour des raisons vraisemblablement idéologiques, parce qu’il n’a aucune sympathie pour le fascisme, le poids de l’Italie. Les rapports italo-tchécoslovaques seront très mauvais pendant toute la durée de la guerre et ils deviennent de plus en plus mauvais quand on passe dans la phase du fascisme total au milieu des années 1920. Cela va peser dans les décisions de Beneš, et notamment dans sa volonté de négocier avec l’Allemagne. En même temps, c’est un démocrate, profondément attaché à la démocratie, et il était difficile pour lui, sans se renier, d’entamer des négociations avec l’Allemagne, comme le lui conseillaient un certain nombre d’hommes politiques tchécoslovaques de l’époque. »

Quel est l’impact de la crise économique de 1929 en Tchécoslovaquie ?

« En ce qui concerne la minorité allemande, cette minorité qui s’était ralliée aux deux tiers à l’Etat tchécoslovaque, le retournement est dû principalement à la crise économique. Un différentiel se crée. Les territoires des Sudètes sont des territoires fortement industrialisés, une industrie ancienne, une industrie de consommation, textile, verre, porcelaine, etc. Et cette industrie de consommation est touchée au premier chef par la crise, on ne peut plus exporter. La Tchécoslovaquie est globalement très affectée par la crise. Le PIB tchécoslovaque chute de 40%, alors qu’il ne baisse que de 28% en moyenne en Europe entre 1929 et 1933. Donc la Tchécoslovaquie, et l’Autriche d’ailleurs, sont les pays les plus touchés sur le plan industriel.

Et les Allemands sont beaucoup plus touchés parce qu’il se trouve que l’industrie tchèque concerne l’agroalimentaire, les cimenteries, l’électromécanique, etc., secteurs qui sont beaucoup moins touchés par la crise. Il y a donc un différentiel de chômage extrêmement sensible entre les districts tchèques et les districts allemands. C’est une réalité et les Allemands ont le sentiment qu’ils sont sacrifiés par Prague.

L’autre élément, c’est que, à partir de l’automne 1933, ils voient qu’Hitler a réussi à résorber le chômage. Eux sont au chômage. Hitler va s’engouffrer dans cette brèche et développer sa propagande, qui va peu à peu radicaliser la communauté allemande. Cela ne veut pas dire que tous les Allemands des Sudètes sont nationaux-socialistes, mais une grande partie d’entre eux va voir une solution possible à une situation sociale extrêmement dégradée dans les années 1930. »

Edvard Beneš sous-estime la menace allemande et surestime la menace hongroise. Ne surestime-t-il pas non plus la capacité des Etats occidentaux, la France et la Grande-Bretagne, à défendre la Tchécoslovaquie ?

Jan Masaryk,  photo: Library of Congress
« Beneš est très bien informé par son ambassadeur à Londres, Jan Masaryk, de ce qui se passe en Grande-Bretagne. En ce qui concerne la France, il se défie, depuis 1930, de son ambassadeur, qui est slovaque, une forte personnalité qui s’appelle Štefan Osuský. Il va donc envoyer ses propres émissaires, soit au sein de l’ambassade, soit des émissaires qui vont enquêter, surtout à partir de 1935-1936, dans les milieux politiques français. Les signaux ne manquent pas d’un décrochage de la France par rapport aux garantis accordées à la Tchécoslovaquie mais Beneš n’y accorde pas l’importance qu’il devrait y accorder.

Il y a un épisode fameux, que je relate dans mon livre sur la base d’un entretien que j’ai eu avec Hubert Beuve-Méry. Il était à Prague, à l’Institut français, où il enseignait le droit. Il était également le correspondant du Temps, l’équivalent du Monde, journal qu’il a fondé au lendemain de la guerre. Hubert Beuve-Méry me racontait que, au printemps 1938, il voyait que la situation du côté français se dégradait considérablement et il avait de forts doutes sur l’engagement de la France aux côtés de la Tchécoslovaquie. Donc il va à Paris et il fait un peu le tour des politiciens français. Il revient à Prague, il demande une audience au président Beneš et il lui dit la chose suivante : « Monsieur le président, je peux vous dire que la France ne vous soutiendra pas militairement s’il arrive une confrontation ». Et Beneš entre dans une colère noire et lui dit que ce sont des bêtises. Il montre son tiroir en affirmant : « Dans ce tiroir, j’ai la preuve que la France nous soutiendra ».

Léon Blum,  photo: Library of Congress
On peut faire des hypothèses sur ce qu’il y avait dans ce tiroir. Il y avait des accords bien sûr de 1924 avec des clauses militaires secrètes, mais qui n’étaient pas automatiques, elles nécessitaient la désignation d’un agresseur par la SdN, ce qui compliquait les choses. En revanche, je fais la supposition suivante. Il avait le compte-rendu d’une conversation qu’avait eue Hubert Ripka, qui était un de ses émissaires, avec Léon Blum. Léon Blum était venu aux obsèques de Masaryk en septembre 1937. Ripka avait accompagné Blum lors de son retour en France. Et dans le train, il avait eu une très longue conversation durant laquelle Blum avait dit à Ripka : « Nous avons cédé pour l’Espagne, mais je peux assurer que si on touche à la Tchécoslovaquie, la France se lèvera comme un seul homme pour la défendre ». Beneš y a cru, ou a voulu y croire, jusqu’en septembre 1938. »