Le Parti communiste tchécoslovaque de 1945 à 1948
Quel est donc ce parti communiste qui prend le pouvoir en 1948 en Tchécoslovaquie, il y a tout juste 70 ans ? C’est la question que nous avons posée à l’historien Michel Christian, chercheur associé au Laboratoire de recherche historique Rhônes-Alpes et collaborateur scientifique à l'Université de Genève, dont les travaux portent notamment sur l’histoire du communisme en Europe centrale.
Un parti puissant et populaire
Quelles sont les caractéristiques du Parti communiste tchécoslovaque en 1945, quand prend fin la Seconde Guerre mondiale ? Est-ce un parti différent de celui d’avant-guerre ?
« Le Parti communiste entre 1945 et 1948 est à la fois dans le prolongement et en rupture avec le Parti communiste d’avant la Seconde Guerre mondiale. Il est dans le prolongement parce qu’il continue à utiliser un discours nationaliste vers lequel il avait commencé à se tourner en 1938, au moment de Munich. Il va jusqu’à récupérer le projet national tchécoslovaque et c’est ça qui fait sa force entre 1945 et 1948. En même temps, il est aussi en rupture avec l’avant 1938 parce que, jusque dans les années 1930, le Parti communiste de Tchécoslovaquie est un parti éminemment multinational. C’est par excellence le parti des minorités nationales. A partir de 1938 et surtout à partir de 1945, c’est un parti qui se nationalise. Donc il y a à la fois continuité et rupture.Surtout, par rapport aux autres partis d’Europe centrale entre 1945 et 1948, le Parti communiste est un parti extrêmement puissant. C’est le parti le plus important de toute l’Europe centrale. Il est puissant et populaire. C’est ça qui le distingue des autres partis communistes qui sont souvent, dans les autres pays d’Europe centrale, des éléments étrangers à la culture politique nationale. »
Cette popularité s’exprime lors des élections législatives de mai 1946 puisque le Parti communiste gagne ces élections surtout dans la partie ouest en Bohème et en Moravie, alors qu’il arrive deuxième en Slovaquie. Comment expliquer cette popularité et ce succès ?
« Cette popularité s’explique d’abord parce que le Parti communiste profite de la popularité qui a accompagné l’Armée rouge en tant qu’armée libératrice du territoire national. Mais elle s’explique aussi parce que le Parti communiste, suivant en cela le projet de reprendre à son compte le projet national tchécoslovaque, a été l’artisan de l'expulsion des minorités germanophones appelées 'Allemands'. L’expulsion des Allemands avait été décidée par Beneš mais elle a été mise en pratique par les communistes. On peut dire que ce sont les communistes qui ont profité des bénéfices politiques de ces expulsions notamment parce que ces expulsions ont permis la redistribution des terres dans les régions frontalières des Sudètes où les Allemands avaient été expulsés. Mais aussi parce que, souvent, les propriétaires d’usines allemands ont dû également fuir et cela a permis au Parti communiste de réaliser une alchimie entre germanophobie et anticapitalisme. La nationalisation d’une grande partie de l’industrie, la nationalisation des banques, c’est quelque chose qui a beaucoup profité au Parti communiste et qui allie ces deux aspects. C’est à la fois germanophobie et anticapitalisme. »Le tournant de l’entrée dans la guerre froide
Quel est le niveau d’autonomie de ce Parti communiste tchécoslovaque ? Peut-il seul décider de sa stratégie ? Quels sont ses liens avec Moscou ?
« Ses liens avec Moscou sont évidemment très étroits comme ceux des autres partis communistes. Il n’a de marge que celle que lui laisse Moscou. Voilà comment on pourrait résumer la situation. Ce qu’il faut souligner également c’est que cette marge est importante entre 1945 et 1947 à peu près, puisque c’est l’époque à laquelle Moscou, donc Staline, promeut la politique dite des 'démocraties populaires', c’est-à-dire la possibilité d’une voie nationale pour atteindre le socialisme. A cette époque, on voit que les régimes communistes, en fonction des contextes nationaux différents, suivent des politiques relativement différentes. Il y a donc une marge de manœuvre qui est exploitée par le Parti communiste en Tchécoslovaquie entre 1945 et 1947. C’est l’entrée dans la guerre froide, un tournant, qui réduit de beaucoup la marge du Parti communiste et l'alligne sur un modèle unique qui est celui qui va s’imposer à partir de 1948. »Est-ce que ce tournant, c’est le débat sur le plan Marshall que la Tchécoslovaquie va refuser ? Y a-t-il des hésitations au sein du Parti communiste tchécoslovaque ?
« Non, il n’y a pas d’hésitation dans le Parti communiste. Il y a des tensions au sein du gouvernement auquel participent les communistes. C’est le ministre des Affaires étrangères Jan Masaryk, qui sera par ailleurs retrouvé défenestré après le coup de Prague, qui soutient un moment l’idée que la Tchécoslovaquie puisse participer à ce plan Marshall malgré le refus de Moscou et cette idée ne tient pas longtemps. Toute la crise qui accompagne le plan Marshall n’est en fait que l’un des symptômes de la guerre froide. A la même époque, en France, c’est le moment où les ministres communistes quittent le gouvernement. »
Stratégies d’accès au pouvoir
Klement Gottwald entend-il s’emparer du pouvoir avec les outils démocratiques de la Troisième République tchécoslovaque ou bien y a-t-il effectivement une idée de pouvoir profiter des faiblesses de ce régime pour prendre le pouvoir par un putsch ?
« Vous mettez le doigt sur quelque chose qui est assez compliqué, c’est le fait que le Parti communiste, à l’époque même au sein de ses dirigeants, n’était pas monolithique au niveau de sa stratégie. En voyant de quels leviers les dirigeants politiques usent dans leurs pratiques, on voit différentes stratégies se dégager. Une stratégie qui est nette, c’est celle de la conquête du pouvoir par les urnes. C’est celle que Gottwald met en œuvre jusqu’au dernier moment, jusqu’au coup de Prague en 1948. L’idée de Gottwald, c’est d’être toujours plus populaire, de gagner toujours plus de voix et d’arriver au pouvoir ainsi par les urnes. Et puis il y a une autre stratégie, c’est plutôt une stratégie ‘extra-parlementaire’. C’est celle par exemple du ministre de l’Agriculture Július Ďuriš, qui essayait plutôt de consolider l’assise du Parti communiste mais de l’extérieur du Parlement. Július Ďuriš était ministre de l’Agriculture ; c’est lui qui a œuvré à la redistribution des terres dont j’ai parlé, qui a rendu le Parti communiste très populaire. Et puis il y a une troisième stratégie, c’est celle du putsch. C’est celle qui est incarnée par quelqu’un comme Václav Nosek, qui est le ministre de l’Intérieur et qui est le plus favorable à un putsch.Le coup de Prague, finalement, est tout cela à la fois. Parce que dans le coup de Prague, il y a à la fois une démarche légaliste. Finalement, ce n’est rien d’autre qu’un gouvernement qui a été validé par le président de la République Beneš. C’est à la fois une action extra-parlementaire, parce que ce nouveau gouvernement se met en place sur fond d’énorme mobilisation de masse. Et en même temps, c’est une forme de coup d’Etat, puisqu’on voit bien que derrière ça, ce sont les services de sécurité qui sont à la manœuvre. »
On a le sentiment que les communistes ont joué habilement la partie, avec Gottwald qui mobilise ses troupes, qui profite de l’état de santé de Beneš et avec les erreurs tactiques des autres partis représentés au gouvernement…
« Il y a la force des communistes, il y a la faiblesse de leurs adversaires, qui, en fait, existe dès 1945. Dès 1945, le Parti communiste est puissant parce qu’il est populaire, mais il est aussi puissant parce qu’il y a eu Yalta, et que dans le partage de Yalta, la Tchécoslovaquie relève de la zone d’influence soviétique. Donc structurellement, je dirais qu’il y a un avantage pour le Parti communiste.
Maintenant, je dirais qu’il faut aussi élargir la vision historique. Si le coup de Prague s’est déroulé de cette manière-là, c’est aussi parce que, dès 1945, les partis qui allaient perdre le pouvoir en 1948, les socialistes-nationaux et les populistes, acceptent de collaborer avec les communistes. Ils signent le programme de Košice. Ils acceptent l’interdiction d’un certain nombre de partis d’avant-guerre. Ils acceptent la nationalisation de l’industrie. Ils acceptent les lois d’épuration. Donc, je dirais qu’ils ont lié leur destin, dans une série de mesures assez expéditives, à celui du Parti communiste. Ils acceptent aussi un type de fonctionnement, celui du Front national, dans lequel toutes les discussions ont lieu en amont des débats parlementaires entre les représentants de chaque parti. Et c’est quelque chose qui va signer leur mort parce qu’en 1948, au moment du coup de Prague où ces négociations échouent au profit des communistes, il est trop tard pour le Parlement pour agir.Cela renvoie aussi plus largement à des pratiques qui étaient profondément ancrées dans la culture politique tchécoslovaque, et qui remontent déjà à la Première République. Cette supériorité des partis par rapport au Parlement et ces arrangements entre partis qui existent en amont des discussions parlementaires existaient déjà à l’époque de la Première République. Donc je dirais que la manière dont se passe le coup de Prague en 1948 illustre aussi une faiblesse structurelle des institutions de la démocratie tchécoslovaque dans la première moitié du XXe siècle. »
Le weekend dernier, il y a eu des rassemblements en République tchèque qui commémoraient février 1948, le coup de Prague. On y a vu des gens hostiles à l’idée que les communistes puissent participer en 2018 à la coalition gouvernementale actuellement en négociations d’Andrej Babiš. Que vous inspirent ces protestations ? Y a-t-il un sens à faire ce parallèle entre 1948 et 2018 ?
« Non, je pense qu’il n’y aucun sens à essayer de faire un parallèle entre la situation de 1948 et la situation d’aujourd’hui. Le Parti communiste d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de 1948. Le contexte actuel n’a rien à voir avec celui de 1948. Je pense que cette réaction dit beaucoup plus de choses sur l’anticommuniste post-1989 que sur l’histoire du Parti communiste lui-même.Et même, on peut dire que dans l’histoire du Parti communiste telle que le Parti communiste lui-même la présentait, le coup de Prague ne joue pas un rôle très important. Il n’est même pas qualifié de révolution. On l’appelle en tchèque ‘Février victorieux’. Alors que la vraie révolution, la révolution dite nationale, c’est 1945, c’est-à-dire la nationalisation, l’expulsion des Allemands, la reconquête de la souveraineté. C’est ça pour le Parti communiste tchécoslovaque, la vraie révolution, dans l’image qu’il donne de lui-même. »