Florence Noiville : « Une grande injustice et une grande erreur que Kundera n’ait pas eu le Nobel »

Milan Kundera – « Écrire, quelle drôle d’idée » : c’est le titre du livre récemment publié en France par Florence Noiville chez Gallimard. L’auteure connaît bien le natif de Brno, qu’elle a côtoyé quelques années avec son épouse Věra avant qu’il ne sombre dans la maladie. Elle évoque des anecdotes de leurs rencontres, retourne sur ses traces en Tchéquie et cite des passages de ses œuvres et d’autres de ses amis dans ce livre illustré par des photos et des dessins de Milan Kundera, âgé aujourd’hui de 94 ans. Critique littéraire et écrivaine, Florence Noiville a répondu aux questions de Radio Prague Int.

RPI : Vous avez écrit dans le passé sur des personnalités comme Isaac Bashevis Singer ou Nina Simone. Cette fois-ci vous écrivez sur quelqu’un que vous connaissez. Dans quelle mesure est-ce différent d’écrire sur un ami ?

Florence Noiville | Photo: YouTube

Florence Noiville : « Je voulais d’abord dire dans ce livre mon éblouissement, alors que je ne le connaissais pas encore, ressenti naguère en découvrant son œuvre, l’Art du roman ou L’insoutenable légèreté de l’être. La génération actuelle a peut-être moins lu Milan Kundera et je voulais faire partager ce choc de beauté, cet éblouissement. »

« À ça est venue s’ajouter la chance que j’avais de le connaître, de les connaître avec son épouse Věra, et je pense que cela donne un livre différent de ce que pourrait être un essai biographique ou quelque chose comme ça. C’est, beaucoup plus légèrement, une promenade dans sa vie et dans son œuvre où on peut s’arrêter avec lui sur des lieux, des souvenirs, une photo, un dessin ou une composition musicale. Avec lui, on se promène et dialogue avec son œuvre, de manière vivante je l’espère – je l’ai conçu aussi comme une façon d’initier des jeunes générations à un auteur qui est pour moi un auteur et un penseur majeur du XXe siècle. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

Parlez-nous de votre rencontre avec Milan Kundera.

« C’était il y a une vingtaine d’années. J’animais une petite émission littéraire à la télévision en parallèle à mon travail au Monde des livres. Je m’étais mis dans la tête de le faire venir à la télévision pour faire un scoop – j’étais jeune et encore très bête parce que je n’avais pas compris que la scène médiatique pour Milan Kundera était du divertissement qu’il n’aime profondément pas. Il a accepté de me rencontrer pour qu’on en parler – il a refusé tout de suite pour la télévision mais m’a proposé quelques papiers pour le Monde des livres. C’est ce qu’il a fait et il m’a notamment envoyé un très beau texte sur le rire, repris ensuite dans l’un de ses essais. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

« C’est comme ça qu’on a fait connaissance. Nous nous sommes revus régulièrement, d’abord au bar du Lutetia. J’ai découvert quelqu’un d’extrêmement modeste, courtois, ne cherchant jamais à se mettre en avant. Cette élégance de la discrétion m’a immédiatement séduite. Évidemment cette intelligence lue dans ces livres fait qu’il est capable de parler de tout, de littérature, de cinéma, de théâtre, de peinture, de musique – tout ça en tirant les fils entre tous les arts, en jouant à travers les frontières. En sortant d’une conversation avec Milan Kundera comme d’un de ses livres, on a l’impression d’être plus intelligent et de tout comprendre. C’est un cadeau pour l’esprit, mais tout ça avec beaucoup d’humilité, de légèreté, d’espièglerie. »

« C’est le sens de la couverture du livre : on a mis en couverture un dessin de lui. Sur ce dessin, on voit un homme qui s’arrache un œil, qui voit à 360°C des choses que nous ne voyons pas, avec un biais, un angle complètement différent. En même temps, on voit le visage de l’homme qui rit. Cela me semble une belle métaphore de l’écrivain. Il y a ce côté profond et espiègle, qui ressort de tous ses livres. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

L’importance de la Mitteleuropa

Ce côté multi-talents – musique, littérature, dessin… –, vous l’ancrez dans son Europe centrale, vous le rapprochez notamment d’Alfred Brendel lui aussi natif de Moravie. Pour vous, vu de France, est-ce une chose ancrée dans cette partie de l’Europe ?

« Je trouve que c’est intéressant et l’un de ses apports majeurs, de nous avoir aussi ouvert les yeux sur l’importance de la Mitteleuropa pour nous autres Européens occidentaux. Il a cette phrase sur l’annexion d’une grande part de l’Europe centrale par la civilisation russe qui a privé la culture occidentale de son centre de gravité vitale. Il redit à quel point ces pays dits ‘d’Europe de l’Est’ appartiennent à part entière à l’Occident et tout l’héritage qu’on doit à ce berceau, notamment en musique et en littérature : Kafka, Musil, Broch, etc. »

C’est « Un Occident kidnappé »…

« L’Occident kidnappé, qui à l’aune de la guerre en Ukraine résonne d’une façon terrible. L’essai a pour sous-titre ‘La tragédie de l’Europe centrale’. »

Même s’il semble que, pour certains Ukrainiens, c’est aussi faire de l’Europe centrale un cas à part, en oubliant des nations plus à l’Est…

Milan Kundera s’est décrit dès les années 1970 comme ‘le premier écrivain français de langue tchèque’. Est-ce fondamental pour vous ?

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

« Oui, et Gallimard a tout fait pour qu’il soit publié en France alors qu’il ne pouvait l’être dans son pays natal. Du point de vue de la langue, le changement opéré en 1993 intervient alors qu’il a déjà 65 ans ! D’autres ont changé de langue avant lui, Konrad, Ionesco, Nabokov, Cioran, mais tout de même, c’est vraiment changer complètement de matière première tout en tenant l’ensemble des thèmes qui irriguent son œuvre depuis le début. Donc à la fois il change de langue mais reste fidèle à lui-même et à ses thèmes : le chaos, le hasard, le complot de hasards dont on peut faire de la légèreté, du beau, de la fête. Tout est dans son dernier titre, ‘La fête de l’insignifiance’ - ce qui n’a pas de sens, faisons en du léger, de l’amusant, de la fête. »

Obscénité du spectacle

Vous évoquiez son absence de parole dans les médias et de cette insignifiance à mettre en parallèle avec notre époque de mise en avant du moi et de course aux ‘likes’. Cette absence de parole en français, alors qu’il a continué à parler ici ou là avec des amis de la radio tchèque, peut-elle selon vous être aussi liée à la langue, à la difficulté de s’exprimer aussi bien que dans sa langue maternelle à l’oral ?

« Non, je ne le crois pas. Au contraire, j’ai rencontré beaucoup d’écrivains qui m’ont dit que cela pouvait être libérateur… »

À l’écrit peut-être, mais n’est-ce pas différent à l’oral ?

« Ce que je crois, c’est que le jeu médiatique, le format consistant à dire en trois minutes ce qu’on a passé trois ans à écrire est terrible d’ironie, avec des émissions télévisées littéraires montrant comment la suprématie de l’égo de l’écrivain devient parfaitement risible et insupportable. Il n’avait pas envie de rentrer dans ce triste jeu et cette obscénité du spectacle qu’il a dénoncés avant beaucoup d’autres. On la voit bien aujourd’hui et on peut saluer son attitude qui peut nous faire méditer. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

Peut-on comprendre aisément de Paris ce malentendu, cette relation assez fascinante il faut bien dire, entre Milan Kundera et son pays natal ?

« Vous la connaissez probablement mieux que moi, parce que vous la sentez de l’intérieur cette relation entre Milan Kundera et son pays natal. Elle m’a attristée, je venais avec des petites étoiles dans les yeux sur les traces d’un penseur que je tiens comme l’un des plus grands du XXe siècle. Et puis je me suis heurtée à une certaine réserve, d’un certain cercle intellectuel pragois en particulier. Tout l’objet de mon livre est de transmettre à la génération d’après mais aussi de dire qu’il est temps de dépasser les querelles et les clichés, d’arrêter de se demander s’il est de droite ou de gauche, misogyne ou non – il est temps de le relire vraiment, avec une probité intellectuelle et honnêteté, et juste se laisser émerveiller. Flaubert disait ‘la vie est une chose si triste qu’elle n’est pas supportable sans de grands allègements’ - pour moi, Kundera, l’œuvre de Kundera, est de cet ordre-là : un grand allègement. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard

Pas du tout ‘politiquement correct’

Vous parlez de misogynie – vous citez dans votre livre Alain Finkielkraut, qui évoque la misogynie comme l’une des raisons pour lesquelles Milan Kundera n’aurait pas eu le Prix Nobel de littérature. Quel est votre avis ? Pourquoi ne l’a-t-il pas obtenu selon vous ?

« C’est une grande injustice et une grande erreur. Pourquoi ? Ce serait prétentieux de ma part d’en donner la raison – les archives de l’Académie Nobel n’ouvriront que dans de nombreuses années. Je crois qu’on peut voir plusieurs raisons. Il a quitté son pays et a quitté sa langue : cela fait deux ‘trahisons’ difficilement supportables aux yeux de certains. Il n’est pas du tout ‘politiquement correct’ – Philip Roth non plus et il n’a pas eu le Nobel, je pense qu’on peut établir une petite analogie là. Rappelez-vous ce qu’il dit sur la jeunesse par exemple, ce culte de la jeunesse qu’il dynamite en quelques mots alors que pour lui la maturité est le véritable trésor. Il fait vœu de silence à l’époque du tout-médiatique, il a une conception très haute de la culture et ne se gène pas pour dire à quel point il déteste le divertissement obscène et gras. Il a son franc-parler à rebrousse-poil. Tout ça fait une œuvre relativement et tranquillement subversive, mais bien sûr c’est ce qui fait sa grandeur. »

Vous avez évoqué son épouse Věra au début de cet entretien. Les récentes publications sur Milan Kundera font évidemment de plus en plus référence à Věra – elle est aujourd’hui centrale après avoir été un élément dans le processus d’écriture puisqu’elle tapait les textes de son mari à la machine. Polyglotte, elle faisait aussi la traduction lors des rencontres avec Philip Roth et d’autres de leurs amis étrangers. Quelle a été selon vous son influence sur la création littéraire de Milan Kundera ?

« C’est difficile à dire. Vous l’avez résumé ; elle a aussi été son agente littéraire. On peut la deviner ici ou là dans certains des romans de son mari. Mais je ne crois pas qu’il y ait eu d’échanges sur le fond ou la forme de l’écriture. Elle était là comme quelqu’un d’absolument essentiel pour le soutenir dans sa vie quotidienne d’écrivain. Je pense toujours à Alma Singer, qui avait tout laissé, son mari et ses enfants, pour Isaac Bashevis Singer et vivait dans une grande mesure pour lui et le rayonnement de son œuvre, tout en étant une personnalité à part entière avec une immense originalité et un grand sens de l’humour. Je vois les époux Kundera comme Philémon et Baucis, ces deux amoureux dans la mythologie grecque qui à un certain âge sont changés par Zeus en arbres penchés l’un vers l’autre et dialoguant – un très joli mythe qui leur va très bien. »

Photo repro: Florence Noiville,  'Milan Kundera – Écrire,  quelle drôle d’idée'/Gallimard
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