Kundera : qui vivra Věra
« A la recherche de Milan Kundera » est le titre du livre qui vient de paraître en France aux éditions du Sous-Sol. Dans sa quête, la journaliste Ariane Chemin part sur les traces du célèbre et mystérieux écrivain âgé de 92 ans, de Brno, sa ville natale, à Paris, sa ville d’adoption, en passant par Prague, Rennes, la Corse ou Le Touquet.
Avez-vous le sentiment de l’avoir trouvé, Milan Kundera ?
Ariane Chemin : « Je m’étais fixé une gageure : essayer de faire le portrait d’un homme qui ne veut pas qu’on parle de lui, ce qui n’est pas la plus facile des missions. Milan Kundera a disparu de la scène publique en France depuis 1984, date de sa dernière émission Apostrophes, animée par Bernard Pivot.
C’est vrai que partir à la recherche de quelqu’un qui fait tout pour brouiller ses traces qu’il ne veut pas qu’on suive, ce n’est pas simple. Je n’ai pas voulu faire une enquête policière ni une biographie, j’ai voulu faire un récit un peu intimiste, mettre en lumière certains moments de sa vie, des anecdotes qui n’étaient peut-être pas connues. Sans doute que je n’ai pas exploré toute sa vie mais en tout cas ça m’a passionnée. »
Et est-ce que vous l’avez trouvé ?
« J’ai en tout cas trouvé beaucoup de choses qui n’étaient pas forcément très connues. Il a posé des scellés sur sa vie… D’abord ce que j’ai découvert, c’est sa femme, Věra Kundera (Věra Kunderová en tchèque, née Věra Hrabánková), qui a accepté un peu malgré elle de prendre un café avec moi et d’échanger des textos. Elle n’était pas toujours de bonne humeur et pas toujours d’accord pour répondre, comme quand je lui ai demandé en quelle année ils se sont mariés. Parfois elle ne répondait pas, parfois elle disait que j’en savais trop sur eux, parfois elle s’amusait et m’aidait.
« Milan Kundera a posé des scellés sur sa vie »
Je me souviens lui avoir écrit un jour être en Corse. Elle m’a répondu que c’est là-bas qu’ils avaient été le plus heureux, dans un village où on avait chanté et récité des poésies. Quand j’ai retrouvé ce village, non sans mal car elle ne m’avait pas beaucoup aidé, elle m’a envoyé un message me disant ‘Hourrah !’, cela l’a amusée… »
D’ailleurs l’hôtel local a donné le nom de l’écrivain à une de ses chambres…
« Oui, dans un magnifique hôtel dans la baie d’Ajaccio on continue d’appeler ‘la suite Kundera’ la chambre qu’ils ont louée presqu’un mois et où il a écrit la moitié d’un de ses livres. Ce n’est pas vraiment une suite mais c’est pour rire. »
Le dossier de la StB que le couple n'a jamais consulté
Věra Kundera semble elle-même contrôler l’image de son mari. C’est elle qui reprend le téléphone quand vous entendez enfin la voix de Milan Kundera…
« Milan Kundera était un auteur de jeunesse pour moi, je l’ai lu à 20 ans et ce n’est pas tout à fait la même chose que de lire une œuvre à 40 ou 50 ans, on a un côté un peu midinette quand on a adoré un livre. Je le voyais passer de temps en temps dans le VIIe arrondissement de Paris, mais je n’osais pas l’aborder car il m’intimidait. Finalement c’est grâce à mon métier de journaliste et à mon sujet d’enquête choisi pour mon journal Le Monde que j’ai pu tenter de l’approcher, de me fondre dans les plis de sa vie. A la fin de la publication des épisodes de l’enquête d’abord publiée dans Le Monde avant de l’augmenter et d’en faire un livre, Věra Kundera m’a appelée. Et pendant qu’elle me parlait, Milan Kundera lui a pris le téléphone des mains.
Pour vos auditeurs, je n’ai pas le bon accent mais j’ai entendu sa voix et j’ai encore ses mots dans l’oreille qui commençaient par ‘Arrriane, c’est Milan’. Il commençait à me dire des choses très douces et gentilles mais Věra Kundera lui a repris le téléphone et je n’ai pas eu la fin de la phrase, mais c’était déjà beaucoup pour moi. »
Des choses très douces… parce qu’il avait aimé votre série d’articles publiée dans Le Monde ?
« Ça m’a beaucoup interrogée parce que je me suis dit qu’à force de se barricader, il a peut-être finalement éprouvé plus de plaisir qu’il ne pensait à relire des bribes de sa vie, à apprendre aussi des choses. A Prague, j’ai eu la chance de consulter le dossier que la police communiste StB lui a consacré. Le couple Kundera ne l’a jamais vu, donc il a peut-être aussi appris des choses. Je n’ai évidemment pas tout raconté, parce qu’il y avait des éléments de l’ordre de l’intime. On y voit ce que ces méthodes avaient de terrible, puisque j’ai pu voir dans ces dossiers des secrets qu’eux-mêmes ne connaissent pas forcément. Je me suis posé la question : ne s’est-il pas privé de quelque chose en s’enfermant comme ça dans l’oubli ? »
Qu’est-ce qui vous a marquée le plus dans ce dossier de la StB ?
« Cela m’a beaucoup fait penser au film La vie des autres. Ce qui m’a frappée c’est l’énergie déployée par les agents à rapporter en trois exemplaires des tas d’épisodes qui n’ont aucun intérêt, un café ici, une promenade dans tel parc. Ce qui m’a frappée aussi ce sont les gens qui parlent, informent, les gens qui à peine la conversation terminée avec Milan ou Věra Kundera vont en rapporter le contenu. Je n’en ai pas l’habitude et j’ai trouvé ça terrible. »
Pas de « Kundera Tour » en Tchéquie
La lecture de vos articles dans Le Monde intervenait peut-être dans un contexte particulier, après un nouvel épisode du ‘désamour’ entre l’auteur et son pays de naissance avec la publication d’une nouvelle biographie très dure envers l’auteur. Vous semblez d’ailleurs avoir été surprise par l’absence de référence à Kundera ici…
« Prague n’a pas la même perception de Milan Kundera que Paris peut avoir, et c’est en ça que c’est intéressant. »
« Cela a été une stupéfaction pour moi. Quand j’arrive à Prague je pense faire le Kundera Tour ! C’est à dire que je pense trouver une plaque là où il a habité à Prague ou là où il a enseigné à l’école de cinéma FAMU, ou qu’à Brno tout le monde va m’en parler. Je m’aperçois que ce n’est pas du tout le cas. C’est aussi pour ça que c’est toujours très intéressant de brosser les portraits de personnes à l’existence tellement mouvementée.
A Prague, il est l’homme qui est parti. J’ai été frappée par cette phrase qu’on m’a répétée : ‘Kundera est parti à Paris et est devenu écrivain et Havel a fait de la prison et est devenu président’. Evidemment, Prague n’a pas la même perception de Milan Kundera que Paris peut avoir, et c’est en ça que c’est intéressant. »
Cette mise en opposition entre Kundera et Havel vous a-t-elle surprise ?
« Oui, parce que j’ai été voir aussi d’autres écrivains tchèques contemporains de Kundera et je voyais que ce n’était pas le grand amour. Alors qu’en France il est un héros. Mais il l’est sur la base d’un malentendu, on a absolument voulu faire de Kundera un dissident, c’est en tout cas comme ça que François Mitterrand le présente plus ou moins malgré lui au moment de lui accorder la nationalité française. A Prague, ce n’est pas ça la dissidence…
Ce qui m’a intéressée aussi en consultant ce dossier StB avec mes yeux de Française, c’était de voir aussi ces visites d’éditeurs qui venaient rencontrer le couple Kundera dans les années 1960 et 1970, notamment le fondateur et patron des éditions Gallimard. Tout ça c’est vrai que c’est un pan de l’histoire française dans l’agenda de Milan Kundera soigneusement recopié par la StB… »
Une Pléiade éludée
A propos de Gallimard, vous revenez sur l’entrée de Kundera dans la bibliothèque de la Pléiade. Milan Kundera est à nouveau un cas exceptionnel, qui là encore verrouille et contrôle tout, jusqu’à enlever ses écrits antérieurs au Printemps de Prague et également effacer des passages de certains autres livres, notamment un passage peu amène consacré au chanteur Karel Gott…
« Oui, d’abord la Pléiade de Kundera parue en 2011 s’appelle ‘Œuvre’ et non ‘Œuvres’, ce qui est exceptionnel dans la collection. Ensuite Milan Kundera ne voulait pas de biographie, comme il l’a toujours refusé.
« La fameuse préface de La plaisanterie par le communiste Louis Aragon a notamment disparu »
Effectivement il a enlevé un certain nombre d’œuvres. La fameuse préface de La plaisanterie par le communiste Louis Aragon a notamment disparu. Quant à Karel Gott, je ne le connaissais pas mais je me suis fait raconter son histoire – il faut avoir l’œil mais j’ai été aidée à Prague pour voir qu’il a effectivement disparu du livre dans lequel il apparaissait. »
Autre épisode important de cette histoire de désamour entre Milan Kundera et son pays natal : l’affaire de la dénonciation (https://rozhl.as/4hf). Vous semblez ne pas y accorder beaucoup de crédit, citation de Jacques Rupnik à l’appui.
« Je ne sais pas. Quand j’ai consulté les archives de la StB, dans un autre contexte et pour les années lors desquelles le couple Kundera était traqué, j’ai vu tellement d’erreurs dont certaines sont évoquées dans le livre – la mauvaise couleur de la voiture, le mauvais prénom, la chienne qui est en fait un chien, etc. – que forcément j’ai une certaine méfiance. J’ai entendu les arguments des uns et des autres. Ce qui est sûr c’est qu’en France, beaucoup d’intellectuels se sont rangés derrière Milan Kundera, dont Alain Finkielkraut et Bernard Henri-Lévy. Ce n’est pas mon propos, d’ailleurs je crois dire dans le livre qu’ils vont un peu vite en besogne – on ne peut pas défendre une personne sans avoir lu un dossier, mais moi, à l’aune de tout ça, à vrai dire je ne sais pas. »
Vous évoquiez, lors d’un récent entretien en France, le Prix Nobel que Milan Kundera n’aurait peut-être pas reçu selon vous à cause de son manque d’engagement politique. Est-ce possible que ce soit inversement son engagement communiste avant le Printemps de Prague qui lui ait coûté ce Nobel ?
« C’est possible. Il y a mille explications à cela. Des amis des Kundera racontent comment Věra espérait que Milan ne reçoive pas ce Nobel ‘qui bouleverserait notre vie’… A part ça, je pense que l’opposition feutrée avec Vaclav Havel a peut-être joué aussi dans le fait qu’il ne l’ait pas. D’autres écrivains qui le méritaient ne l’ont pas eu, comme Philip Roth. Finalement, au moment où Milan Kundera aurait pu l’avoir, il avait peut-être été trop politique au début et pas assez à la fin. C’est vrai qu’aujourd’hui le Nobel a tendance à récompenser plutôt des formes d’engagement qui ne sont pas la façon d’être de Milan Kundera. »
Comment expliquez-vous que Milan Kundera puisse avoir aujourd’hui autant de succès en Chine ?
« C’est très mystérieux. D’abord je pense que Milan Kundera a une stratégie. Il a dit à son ami Christian Salmon : ‘Tu sais Christian, la moitié de la vie d’un écrivain, c’est la stratégie’. Et il a orchestré la sienne de manière discrète mais efficace. Notamment quand il choisit de publier ses derniers livres écrits en français par exemple d’abord en Espagne avant la France – c’est parce que le précédent n’a pas très bien marché et qu’il a une stratégie éditoriale concertée avec son éditeur Antoine Gallimard.
Pour la Chine, est-ce que c’est parce que c’est une littérature du confinement, de l’enfermement ? Ou parce qu’il raconte un monde occidental que la Chine ne connaît pas ? Je ne sais pas, mais en tout cas c’est vrai que son succès là-bas est considérable. »
« Trop tard pour rentrer en Tchéquie »
Vous racontez que dans vos échanges avec Věra que l’âge aidant, il y a chez les Kundera comme un ras-le-bol de la France, en tout cas de Paris – du Touquet aussi où ils ont une résidence secondaire. Selon vous, s’il n’y avait pas eu ces épisodes douloureux évoqués plus tôt, le couple aurait-il réellement eu des velléités de retour au pays ?
« J’en suis sûre, je pense qu’ils auraient voulu revenir en République tchèque. Je la cite à un moment où elle dit ‘Maintenant c’est trop tard’. C’est en ça que leur existence est assez tragique, d’abord parce qu’ils ont connu les drames de l’Europe, ensuite parce qu’au crépuscule de leur vie ils ne savent plus très bien quelle est leur patrie. Le dernier geste que fera sans doute Milan Kundera est le don de sa bibliothèque et les archives qu’ils n’ont pas détruites – ils ont détruit leur correspondance privée – à la Bibliothèque de Brno, sa ville natale. Mais on voit bien qu’il y a une sorte de déchirure. Je trouve que Kundera raconte très bien la tragédie de l’Europe ; le tragique de sa fin de vie raconte aussi beaucoup. »
D’ailleurs vous décrivez un certain désenchantement concernant l’Union européenne…
« Oui, il y a cru à l’Europe des petites nations, comme il disait. Et on voit bien qu’aujourd’hui elle est mise à mal. Cela m’a frappée dans les conversations avec leurs amis et peut-être aussi avec Věra Kundera : il y a une sorte d’admiration pour des gens qui avaient un peu d’autorité, y compris s’ils étaient un peu libéraux ou très communistes ou un peu oligarques… Et cela m’a étonnée pour quelqu’un de si européen. Si le XXe siècle raconte l’espoir européen mais aussi sa chute, alors Milan Kundera est l’écrivain qui l’incarne le mieux de par sa vie : il a traversé deux siècles, mille frontières, écrit en tchèque, puis en français, était d’abord Tchécoslovaque, puis apatride, puis Français, et enfin Français et Tchèque, ce n’est quand même pas banal dans une vie ! »
Votre livre pourrait-il être traduit en tchèque ?
« Je ne sais pas si ça se fera mais j’adorerais ! »