František Zvardoň : l’œil du peintre (II)
Retour sur le travail de František Zvardoň, photographe français d’origine tchèque. Alsacien d’adoption depuis son émigration en 1985, il parcourt le globe muni de son appareil photo. On le retrouve dans cette deuxième partie d’interview. Après avoir évoqué son travail sur les paysages alsaciens, il revient aujourd’hui sur ses voyages en Afrique et sur la confiance qu’il faut savoir instaurer avec les personnes à photographier.
« Avant de partir, avant d’émigrer, j’ai pas mal voyagé dans des pays comme la Russie, la Pologne, le Caucase. J’avais envie de voyager mais j’étais limité par les possibilités et les autorisations de sortie du territoire. En 1985, quand je suis arrivé à Strasbourg, les gens qui étaient prêts à me donner du travail ont senti très vite cette envie de voyager en moi. J’ai commencé pour Carrefour Littérature à Strasbourg. Je suis allé à Istanbul où j’ai fait un reportage sur les femmes stambouliotes. Puis j’ai été envoyé dans d’autres pays pour des magazines. En 1991 j’ai commencé à travailler sur un gros projet : illustrer la bible. Ca s’appelait Bible 2000. On a fait ça en cinq langues. Ca a duré jusqu’en 1995. J’ai visité 52 pays et réalisé plus de 300 000 photos. Après ça j’ai fait une histoire des Etats-Unis pour les Américains. Ensuite il y a pas mal de magazines comme Le Figaro, qui m’ont envoyé faire des reportages. Je le fais avec passion. J’aime trouver de nouveaux angles de paysages, découvrir des populations, leur façon de vivre... J’ai beaucoup aimé travailler en Afrique, en Ethopie. »
Vous voyagez en effet énormément, et faites bien d'autres choses en dehors de ces photographies de paysages alsaciens. Dans ces pays, comment faites-vous pour disparaître derrière l’objectif ? Car en arrivant en Afrique par exemple, vous êtes aussi une attraction, vous êtes européen et vous avez un objectif... Alors quel est votre truc pour disparaître derrière votre appareil photo ?
« Je crois que c’est tout simple : il faut se fondre dans le paysage. Les gens ne doivent pas regarder l’appareil photo. Dans les pays arabes, quand vous arrivez dans le désert, les gens sont dans les tentes, je ne prends jamais mon appareil, il est toujours dans ma sacoche. On est assis, on ne parle pas beaucoup parce que je ne connais que quelques mots d’arabe. Vous restez quelques heures, parfois même une demi-journée sans sortir l’appareil. Souvent il arrive que les gens me disent : ‘tu n’as pas d’appareil photo ? Comment ça se fait ? Un blanc sans appareil !’ Du coup je le sors, les gens ne considèrent alors pas que vous les aggressez avec votre appareil photo. Il faut que vous ayiez un contact de telle sorte que les gens aient confiance et qu’ils ne considèrent pas que vous les photographiez, ou ils vont même prendre plaisir à entendre le bruit de l’appareil, ils vont se sentir valorisés et souhaiter que le moment où vous êtes avec eux soit enregistré. Si vous n’arrivez pas à créer cette atmosphère, cette magie de la rencontre, ça ne sert à rien de sortir l’appareil parce que vous ferez quelque chose d’artificiel. »
Il ne faut pas que les personnes aient l’impression que le moment leur est volé...
« Exactement, c’est ça aussi. Il ne faut pas se cacher avec un téléobjectif non plus, c’est très mal vu. Moi j’utilise beaucoup le Leica, un petit apareil avec un objectif de 35 mm où j’étais presque collé aux visages. C’était nécessaire. Une fois que vous êtes caché, que vous essayez de voler des images, les gens ont l’impression que vous leur volez un moment qu’ils ne souhaitent pas. Parce que dans la vie on ne conduit pas toujours avec grâce. Ils aiment contrôler leur présence. Par exemple, en Ethiopie, il y avait une tribu encore assez sauvage, c’est un peuple qui vit nu avec des peintures sur le corps. Rentrer dans leur intimité était très difficile.
Finalement j’ai construit un studio que j’ai installé avec un tissu noir. J’ai demandé aux gens qui voulait se faire photographier. Certains n’avaient jamais vu d’appareil et se demandaient ce qu’était cet être avec deux yeux verticaux. Ca a commencé à leur plaire et ils se sont présentés devant moi. Ça a commencé tout doucement, après tout le village est venu. J’ai travaillé deux semaines là-bas, et je me suis retrouvé avec 200 personnes par jour qui venaient, qui se maquillaient, qui avaient mis leur vêtements de fête, les vêtements des ancêtres et qui voulaient se présenter. »Comment êtes-vous venu à la photographie ? Quelqu’un vous a donné un jour un appareil photo ? Etait-ce une tradition familiale ?
« Mon père est décédé en 1968. J’ai hérité d’un petit appareil russe, Kiev, une parfaite copie du Leica. C’était donc le moment où j’ai perdu mon père et j’ai éprouvé le besoin de vouloir garder quelque chose. Les choses disparaissent, les moments aussi. C’était le déclencheur, j’ai ressenti la nécessité de garder les visages, des situations. La photographie survit un peu plus aux gens. On matérialise ces moments. J’ai commencé à travailler sérieusement. J’ai fait une école. Et je suis devenu photographe. Je crois que je ne sais pas faire autre chose. »
Avez-vous eu l’occasion de pratiquer professionnellement en Tchécoslovaquie, avant votre émigration ?
« Oui, j’ai fait quelques reportages en Crimée, dans le Caucase. Mais aussi pas mal de séries de photos. Avant que je parte il y avait une série appelée ‘Menschen in der Landschaft’ : c’était une confrontation de paysages avec des corps de femmes. C’était un travail plutôt intellectuel, décoratif, mais assez apprécié, car j’ai gagné pas mal de prix, à Vancouver au Canada ou en Allemagne. Les magazines étaient intéressés par mes photos. Ils appréciaient le côté bien précis des natures mortes avec des corps féminins. Ça a été ma passion pendant deux ans. Je faisais mes photos avec des danseuses du ballet d’Ostrava. On sortait le samedi et le dimanche. A l’époque c’était très simple, ce n’était pas comme des mannequins professionnels en France ! C’était très amical. On a fait beaucoup d’images qui ont beaucoup été publiées. »
Dans la profession, quels sont les photographes que vous admirez ?
« Ces derniers temps, j’ai acheté un livre de Jan Saudek. J’aime bien Josef Sudek aussi et sa vérité, mais Saudek c’est extraordinaire. Sudek, oui, aussi. Je l’ai connu personnellement à l’école à Brno. Il y a aussi Cartier-Bresson chez les Français. J’aime bien les photographes qui utilisent la vérité, qui travaillent au niveau du détail, qui considèrent chaque visage comme un paysage, qui rentrent à l’intérieur de chaque visage. Et aussi là où les scènes humaines sont des tableaux d’histoire. »
C’est amusant que vous parliez de tableaux d’histoire. J’allais dire que certaines de vos photos me font penser à des peintures, tellement le grain, la couleur, la lumière sont précis. On dirait que vous avez travaillé au pinceau...
« Oui, j’ai absolument besoin de voir les matières. Je travaille avec la lumière et la matière, ce sont mes deux priorités. »
Au niveau des techniques actuelles, où vous situez-vous ? Numérique ou pas numérique ?
« Quand le numérique a commencé à 4 millions de pixels, pour moi, c’était insuffisant. Mais ces dernières années, comme Hasselblad, Nikon, Canon ont commencé avec 21 millions de pixels, avec plus de matière, de détails, j’ai mis le Linhof de côté l’année dernière. Je fais un assemblage d’images si j’en ai besoin. J’estime que le numérique a dépassé en qualité, au niveau du détail. Je parle évidemment du numérique de haute qualité professionnelle. Les possibilités qu’offre le numérique, je ne peux que les admirer. Ca me permet de faire des images, des angles différents plus facilement, sans faire attention au film. Ca permet de capter de très faibles lumières. Maintenant, la largeur d’exploitation photographique s’est vraiment ouverte. Je trouve même que les photographes ne l’utilisent pas suffisament. On n’utilise pas encore du tout toutes les possibilités que nous propose la technique. On peut faire par exemple des choses magnifiques dans les photos de nuit par exemple. Il y a devant nous une palette de possibilités énormes dans tous les domaines. Je suis très content d’avoir encore cette possibilité à exploiter. »
Donc une photographie en général, et la vôtre en particulier qui sera sans doute encore en évolution à l’avenir...
« Certainement. On va le sentir dans les publications. On peut utiliser cette précision que le numérique nous propose... »
Photos : František Zvardoň, www.zvardon.com