Franz Kafka et Max Brod : une noble trahison
Voué à la littérature, torturé par l'angoisse, porté à la solitude, Franz Kafka avait pourtant assez d'amis, surtout dans sa jeunesse. Il sortait volontiers avec des jeunes de sa génération qui savaient apprécier son intelligence et son humour. Mais c'était souvent des amitiés passagères et, en réalité, il n'avait probablement qu'un seul ami véritable, Max Brod. Franz Kafka a trouvé en Max Brod une âme qui était de taille à le comprendre et qui savait aussi être indulgente, malgré les particularités de son caractère. Kafka devait se fier beaucoup à cet ami à qui il a demandé de devenir son exécuteur testamentaire. Il ne pouvait pas prévoir que cet ami finirait par le trahir.
L'amitié entre Franz Kafka et Max Brod profonde et ne repose pas seulement sur la proximité spirituelle et les ambitions littéraires des deux étudiants. Certes, ils font partie d'un cercle philosophique qui se réunit au café Louvre et se rendent dans des salons littéraires de Prague, mais ils se rencontrent aussi pour des sorties dans des cafés, des théâtres, pour assister à des spectacles de variété. Ils n'évitent pas non plus les endroits sordides dont des tavernes obscures et des maisons closes. En somme, c'est une vie plutôt gaie et variée qui n'est pas dépourvue de surprises. A partir de 1909 les deux amis font ensemble plusieurs grands voyages. Il se rendent à Brescia lors de la Semaine de l'aviation, et Franz tire de cette expérience l'une de ses premières oeuvres publiée qu'il intitulera "Les avions à Brescia". C'est avec Max qu'il se rend à Paris en octobre 1910, en Italie du Nord et à Paris en 1911 et à Weimar en 1912.
Il est évident néanmoins que le lien le plus fort qui les unit se situe au niveau spirituel. Franz a l'habitude de lire ses oeuvres à Max. Pendant longtemps Max Brod est la seule personne qui connaît la création littéraire de Franz, qui sait l'apprécier et se rend compte du génie de son ami. Franz exerce sur lui une espèce de fascination.
"Il émanait de sa personne un sentiment d'une force inaccoutumée que je n'ai jamais éprouvé en présence d'autres hommes, même de personnalités en vue et de très grande valeur, lit-on dans la biographie de Franz Kafka par Max Brod. Il ne prononçait jamais une parole insignifiante. Tout ce qui venait de lui, avec cette absence de recherche qui s'accrut encore à mesure que les années s'écoulèrent, était une expression unique de sa vision des choses : il se comportait devant le monde avec patience et le bon vouloir; s'il avait pour ses égarements une indulgence ironique qui lui inspirait un humour douloureux, il ne négligeait cependant jamais de pénétrer jusqu'en son centre véritable, jusqu'à l'indestructible... et c'est pourquoi personne n'était moins blasé ni moins cynique. En sa présence la vie quotidienne se transmuait, on eût cru ne l'avoir jamais connue, tout était neuf d'une nouveauté triste et même écrasante... D'ailleurs, cette influence, Kafka ne l'avait pas seulement sur moi, mais sur beaucoup d'autres... à cette époque-là personne ne connaissait encore ses oeuvres, à part moi. Il n'y fallait point les oeuvres: la personnalité même produisait son effet, et les hommes de valeur reconnaissaient son originalité malgré la timidité de ses allures."
Il ne faut pas oublier cependant que cet engouement de Max pour Franz est réciproque. Kafka admire chez son ami son énergie, sa passion pour la littérature, sans se départir cependant d'un certain scepticisme face à cette activité débordante. Max Brod est un homme de plusieurs talents. Doué pour la littérature, il écrira plusieurs romans dont la trilogie "Le Chemin de Tycho Brahé vers Dieu" (1916), "Rubeni, prince de juifs" (1925) et "Galilée en captivité" (1948). Il ne manque pas non plus de talent pour la musique, il compose des sonates et des lieders, il a un flaire infaillible pour découvrir de nouveaux génies. C'est lui qui découvrira et deviendra un grand propagateur du compositeur Leos Janacek et de l'écrivain Jaroslav Hasek, père du Brave soldat Chweik. Il n'aime pas parler de lui et il célèbre le talent des autres. Stefan Zweig ne se trompe pas lorsqu'il le caractérise comme un jeune poète "entièrement dévoué à tout ce qui lui semblait grand".
En 1911, Franz Kafka avoue se trouver entièrement sous l'influence de son ami Max, mais déjà en 1908 il a écrit dans une lettre: "Car tu sais, Max, mon amour pour toi est plus grand que moi, et est davantage investi de ma personne qu'il ne m'habita moi-même; de surcroît, il n'a où se fixer sur mon être incertain..."
C'est à partir de 1912 que Kafka se détache du monde pour pouvoir se consacrer entièrement à son travail littéraire. Il a déjà publié ses premières oeuvres dans la revue Hyperion et il commence à écrire les récits que la postérité qualifiera de chefs d'oeuvre : le Disparu (l'Amérique), le Verdict et la Métamorphose. Il s'éloigne progressivement de la société, des amis et de la vie. Ce n'est pas sans remords qu'il s'engage dans cette voie. L'écriture lui donne sans doute une profonde satisfaction mais son existence le plonge dans l'angoisse. Une fois de plus il se confie dans une lettre à son ami Max Brod: "Pourquoi le remords ne cesse-t-il pas? demande-t-il. Pourquoi ... le mot final ... reste-t-il toujours: je pourrais vivre et je ne vis pas. " Mais malgré ces doutes et ces remords tout sera désormais sacrifié sur l'autel de la littérature ; sa vie intime, ses tentatives de nouer des liaisons avec des femmes, ses projets de mariage seront voués à l'échec.
"Rien n'est plus faux que de faire de Kafka un saint que seul un sort inique aurait empêché de devenir un être sociable et un brave père de famille, écrit Klaus Wagenbach dans sa monographie de Kafka. Toutes les tentatives de Kafka en ce sens - et elles sont nombreuses - ont échoué et l'échec ne vient ni des personnes en présence, ni de circonstances défavorables, mais de Kafka lui-même qui considérait toute autre solution qu'une vie entièrement consacrée à la littérature comme une construction artificielle destinée à satisfaire son entourage et à éviter que, comme dans ses rêves de lycéen, l'attention générale de ne se tourne vers lui."
Malgré cet isolement progressif, l'amitié de Max Brod restera pour Franz Kafka une constante de sa vie. Il lui confiera aussi ce qu'il a de plus précieux, les manuscrits de ses oeuvres. Il pousse sa confiance en cet ami jusqu'à lui demander l'impossible. Franz s'éteint en 1924, à l'âge de 41 ans. Dans son testament, dont Max Brod est l'exécuteur, il demande que ses oeuvres soient détruites. Il les considère comme insuffisantes et lacunaires. Et c'est pour la première fois que Max trahit son ami, mais c'est une noble trahison. Il refusera d'exécuter ce voeu sinistre et emploiera toute son énergie à reconstituer les oeuvres restées inachevées et à les préparer à l'édition. Il publiera, entre autres, les romans Amérique (1912), Le Procès (1925) et Le Château (1926). Apprécié d'abord par un cénacle d'intellectuels de langue allemande, les romans de Kafka seront découverts par les surréalistes français, puis par Camus et Sartre, avant de s'imposer dans les pays anglo-saxons. Le public allemand ne les redécouvrira que dans les années 1950 lorsqu'on procédera à la première édition des oeuvres complètes de Franz Kafka. La gloire de l'écrivain de Prague sera enfin universelle.