L’affaire des manuscrits de Kafka (1)

Franz Kafka

Une petite polémique secoue depuis quelques semaines le monde littéraire tchèque. Des manuscrits de Franz Kafka auraient été retrouvés dans un coffre-fort en Suisse et ils font l’objet d’une bataille juridique. D’un côté, la Bibliothèque nationale d’Israël et, de l’autre, les filles de la secrétaire de Max Brod. Chacun réclame des droits, pour des raisons différentes. Toujours en cours, l’affaire pose une première question : quel rapport entretenait Kafka avec son identité juive ?

Derrière ce questionement, une interrogation, plus fondamentale, se dégage : doit-on considérer Kafka comme un écrivain juif ? La réponse n’est bien sûr pas aisée. Markéta Mališová, directrice de l’Association Franz Kafka à Prague, est directement concernée par l’affaire des manuscrits. Elle a accepté de répondre à nos questions.

« Kafka est né à Prague d’une famille juive, la famille de sa mère pratiquait la religion juive. Quant à son père, il venait d’un village du sud de la Bohême, qui était un vrai village juif mais, par la suite, ses habitants ont essaimé dans le pays. Le père de Kafka n’était pas très pratiquant… Kafka écrivait en allemand, vivait dans la Prague tchèque et a grandi dans une famille juive et je crois que tous ces aspects sont à prendre en compte.

Markéta Mališová
Pour ce que je sais, le mot Juif n’apparaît dans aucun de ses écrits, qu’il s’agisse des manuscrits ou des romans. Et d’ailleurs, de ses carnets de note, on sait qu’à l’école secondaire, il n’aimait pas tellement les leçons d’hébreu et l’histoire. Selon lui, on y apprenait des choses que personne ne mettait en pratique ! Ceci étant dit, il se sentait juif, c’est indéniable. Il avait également un fort sentiment social. Quand vint à Prague le théâtre hassidiquede Pologne, il rendit visite plusieurs fois aux comédiens et les soutint. Mais d’après moi, ceci était moins dû au fait qu’ils étaient Juifs plutôt qu’à leur pauvreté. »

On le sait, Franz Kafka s’intéressa progressivement et de plus en plus à son identité juive. Son ami, Max Brod, ne fut pas étranger à cette évolution :

« On ne peut pas dire que Kafka était un écrivain juif. Il était juif et se sentait juif. Mais pour moi, c’était d’abord un écrivain brillant, qui, avec des mots simples, pouvait décrire l’humanité avec une grande clairvoyance. Max Bord, son plus proche ami, était aussi très proche de la famille Kafka. Brod était, lui, un écrivain et journaliste juif. Et d’ailleurs, on ne connaîtrait rien de Kafka sans Max Brod puisqu’il sauva ses écrits. Mais je crois que Max Brod essayait de développer chez Franz Kafka une certaine conscience juive. »

A l’image de la plupart des Juifs tchèques d’avant-guerre, Franz Kafka ne pratique pas vraiment le judaïsme et se sent finalement peu concerné par les traditions religieuses, même si des métaphores bibliques on pu apparaître ici ou là dans son oeuvre.

Le Procès
Il est en revanche indéniable qu’il avait une conscience aigüe de sa condition juive, ne serait-ce que par réaction à un antisémitisme qui revient en force dans les années 1920, en Bohême moins qu’ailleurs toutefois.

L’oeuvre de Kafka se lit à différents niveaux. Ainsi ce sentiment de culpabilité diffus (dans le Procès, le héros ne sait pas de quoi il est accusé), revient en leitmotiv. Pour certains, Kafka traduisait la relation difficile à son père. Pour d’autres, il préfigure, en visionnaire de génie, les totalitarismes nazis et communistes.

L’historien Saül Friedländer, quant à lui, part de la situation spécifique de Kafka en tant que Juif pour analyser à sa façon le Château.

L’effort révolutionnaire du héros est ambigu, à l’instar de la situation du Juif dans la société moderne. C’est un étranger qui croit avoir été autorisé à pénétrer dans le système social représenté par le château du village. Certes, il y a été invité mais quand il essaie de s’adapter au système, il s’aperçoit que personne ne veut l’accepter. Le pays réel ne correspond pas au pays légal, et ce sera le cas dans les 1930.

Saül Friedländer,  photo: Danny-w,  wikipedia
Kafka n’a pas terminé le roman mais a raconté comment il envisageait la fin. D’après la relation de Max Brod, le héros tombe de plus en plus bas. Soudain un message arrive du château : il est accepté. Mais il est trop tard : il est mort. Et Saül Friedländer de se demander : le messager est-il arrivé parce que l’injustice était reconnue... ou parce que le héros était enfin mort ? Une question que l’on peut étendre à l a société occidentale d’après la Shoah...

Ecrivain Juif donc, sans doute pas mais Juif conscient de sa condition, Kafka l’était de manière évidente :

Milena Jesenská | Photo: public domain
« On sait que toutes les compagnes de Franz Kafka étaient de confession juive, à l’exception de Milena Jesenska. Et avec son dernier amour, Dora Diamant, ils parlaient ensemble de la manière de rejoindre la Palestine. C’est d’ailleurs souvent mentionné actuellement, à l’occasion de l’affaire des manuscrits. Mais je crois que c’était surtout un rêve, car à cette époque, Kafka était déjà gravement malade et n’avait plus que quelques mois à vivre (tuberculose).

Je ne suis pas sûr qu’il aurait émigré mais il est vrai qu’il avait eu le même projet avec sa soeur, Ottla. Elle pratiquait des travaux agricoles. Ottla quitta Prague pour la campagne, à une centaine de kilomètres, là elle travaillait dans les champs et avec les animaux parce qu’elle projetait de partir en Palestine. ».

Concernant l’affaire des manuscrits, le problème est encore ailleurs car, pour Markéta Mališová, l’enjeu est que les manucrits restent dans le domaine public. Suite de notre entretien la semaine prochaine...