Gratias agit : « C'est aux artistes tchèques que revient ce prix »
Epidémie de Covid-19 oblige, aucune cérémonie n'a été organisée cette année pour la remise des prix Gratias agit qui ont néanmoins été attribués. Le prix Gratias agit est décerné depuis 1997 par le ministère tchèque des Affaires étrangères à des personnalités tchèques et étrangères pour leur contribution à la bonne renommée de la République tchèque dans le monde. La chanteuse contestataire américaine Joan Baez, proche de l'ancien président tchèque Václav Havel, faisait partie des lauréats. Parmi les autres récipiendaires du prix cette année, le duo franco-tchèque Emmanuel de Véricourt, ancien directeur du Théâtre national de Rennes, et sa collaboratrice à la mise en scène Alena Slunéčková pour leur contribution à la promotion et la diffusion du théâtre tchèque en France. Au micro de Radio Prague Int., Alena Slunéčková est revenue sur la grande époque des échanges fructueux entre les théâtres tchèque et français, que même le régime communiste n'a pu empêcher. Mais avant cela, elle a réagi à l'attribution du prix Gratias agit.
« J'étais un peu surprise, mais bien sûr, cela fait plaisir. Je suis très honorée par cela, tout comme Emmanuel de Véricourt. Mais je trouve que, d'une certaine façon, c'est un peu tard : tout ce qu'on a fait on l'a fait il y a longtemps. En 1974, je l'ai rencontré au Théâtre de l'Est parisien où il était adjoint de direction. Il était très curieux de ce qui se passait en Tchécoslovaquie. Cela nous fait plaisir, mais la période la plus difficile et joyeuse pour nous aussi c'était les années 1970. Emmanuel m'a posé beaucoup de questions, je lui ai parlé de ce qui se passait à Prague. Il m'a dit qu'il aimerait venir à Prague, ce que nous avons fait. Nous avons rencontré les gens du théâtre Drak à Hradec Králové, ceux de Na provázku à Brno – surtout Ctibor Turba, qui est pour moi le plus grand pédagogue, mime et clown, représentant du théâtre non-verbal. »
Et qui a influencé toute une génération...
« Même en France ! On rencontre encore ici certains de ses élèves auxquels il enseignant à l’école cirque à Chalons. Même aujourd'hui, quand je rencontre quelqu'un du monde du cirque, on me demande : 'Est-ce que tu connais Ctibor Turba ?' »
Il y a quelques années, Radio Prague Int. avait d'ailleurs interviewé le circassien Daniel Gulko qui parlait de Ctibor Turba comme d'une référence pour le nouveau cirque.
« Absolument ! »
Vous le rappelez, vous avez été impliquée depuis très longtemps dans la promotion du théâtre tchèque en France, dans la création de liens entre le théâtre tchèque et français. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette époque, parce que cela ne devait pas être simple avec le rideau de fer...
« Ce n'était pas simple du tout. Mais en même temps, on amenait toujours des artistes français en Tchécoslovaquie. Personne ne s'intéressait à ce qui se passait là-bas, or nous nous trouvions cela important : montrer que justement, en Tchécoslovaquie, il se passait quelque chose, et peut-être même de plus important que ce qui se passait en France. Il y avait un ennemi et quand vous avez un ennemi en face, vous savez comment réagir. En France, tout coulait sans problème. Nous avons ainsi vu Ctibor Turba et le cirque Alfred, Bolek Polívka au théâtre Na provázku, les gens de Drak. A l'époque, c'était très difficile pour tous ces artistes tchèques. Je trouve que ce sont eux qui méritent ce prix : ils se rendaient en France dans des conditions difficiles. Dès qu'ils rentraient en Tchécoslovaquie, Pragokoncert demandait tout de suite un pourcentage de leur salaire. En plus, le gouvernement de cette époque-là n'aimait pas que quelqu'un soit en contact avec des gens en Occident. Ils étaient immédiatement soupçonnés de quelque chose. Pour eux, ce n'était pas facile. Mais ils étaient toujours tellement enthousiastes, prêts à faire des choses même dans des conditions pas toujours confortables. Je dis donc toujours que c'est à eux qu'il faut donner ce prix. Nous, on était les initiateurs de ces échanges, mais ce sont eux qui étaient les artistes. Ma reconnaissance envers ces artistes est énorme. »
Comment le public français a-t-il réagi à l'époque à ces formes théâtrales très différentes ?
« C'était formidable, parce que c'était nouveau. Le théâtre ou le cirque, comme le faisaient Bolek Polívka et Ctibor Turba, n'existaient pas en France. Le cirque à l'époque, c'était les lions et les dompteurs. Soudain, on parlait d'un cirque où il y avait quatre comédiens : Bolek Polívka, Ctibor Turba, Boris Hybner et Jan Unger. C'était ça le cirque Alfred. Ils ont joué à Paris. Et quand ils ont joué au festival d'Avignon qui était à ce moment-là plutôt du grand théâtre, c'était une bombe ! »
Après la révolution de Velours, Emmanuel de Véricourt est devenu directeur du Théâtre national de Bretagne, où il a aussi fait venir la culture tchèque...
« En Bretagne, oui. Il a fondé le Théâtre national de Bretagne, et la première chose qu'il a dite, c'était : 'Est-ce que les artistes tchèques ont encore envie de venir ?' Le premier spectacle qu'il a vu, c'était L'Opéra baroque des frères Forman. On n'en est pas restés là. Il a fait en Bretagne un festival de théâtre tchèque. Vingt ans plus tard, le théâtre Na provázku y a présenté Moi qui ai servi le roi d'Angleterre de Bohumil Hrabal, les frères Forman aussi, qui sont fidèles jusqu'à maintenant. Il y avait aussi le groupe de musique Čechomor, qui à cette époque, était à peine connu ! »
Et qui a eu un grand succès après. Čechomor, c'est un groupe qui remet au goût du jour les musiques traditionnelles moraves...
« A l'époque tout était présenté au théâtre, dans les endroits officiels, mais Čechomor, ils jouaient au marché le matin, et les gens dansaient autour ! C'était incroyable. J'en suis encore émue. C'étaient des moments inoubliables ! Ça bouillonnait dans toute la ville de Rennes. »
Inconsciemment, ou par la force des choses, vous vous êtes inscrits dans une longue tradition des artistes tchèques en Bretagne – avant c'étaient les peintres, et vous c'étaient les gens de théâtre...
« Oui, d'ailleurs, avec tout le monde, on est allés visiter à la marée basse les endroits ou Jan Zrzavý peignait ses bateaux ! »
Vous rappeliez ce lien fidèle des frères Forman à la Bretagne qui perdure jusqu'à aujourd'hui. C'est aussi votre travail à tous les deux qui a rendu possible leur notoriété à l'étranger...
« C'est surtout Emmanuel de Véricourt après qu'il a vu L'opéra baroque. Il a fait un contrat avec les frères Forman. Les Forman ont commencé à travailler au Théâtre de l'Est parisien, où ils ont créé le spectacle Sedlák, čert a bába. Puis, une rencontre importante pour eux, ça a été avec La Volière Dromesko. Ils ont commencé à collaborer avec eux en 1992 et sont restés pendant des années ensemble dans ce projet appelé La baraque en France, Bouda, en Tchéquie. Cette collaboration aussi était magnifique, et elle dure jusqu'à aujourd'hui. »