Grégory Tigrid : « Václav Havel a beaucoup insisté pour que mon père devienne ministre »
Pavel Tigrid, le plus célèbre des dissidents tchèques en exil, est mort il y a 20 ans, le 31 août 2003.
Son fils, Grégory Tigrid, a commencé très tôt à travailler avec lui pour la revue Svědectví (Témoignage), éditée à Paris et imprimée en Belgique. Né aux Etats-Unis - une des étapes de l’exil de la famille Tigrid -, Grégory a grandi en France avec ses deux sœurs et est resté dans le domaine de l’imprimerie, avec une société, Tigre bleu !, qu’il gère encore aujourd’hui. Pour RPI, Grégory Tigrid a accepté d’évoquer la mémoire de son père et son parcours d’enfant de dissidents exilés.
RPI : Tigre bleu ! est le nom de votre société. Quel est votre rapport avec ce nom de « Tigrid », qui est un pseudonyme qu’a pris votre père lors de son premier exil à Londres, pour diffuser sur l’antenne de la BBC. C’est votre nom, vous avez grandi avec. Est-ce que vous n’avez jamais songé à reprendre le nom Schönfeld, son nom d’origine ? Est-ce que votre père était résolument attaché à ce pseudonyme devenu patronyme ?
Grégory Tigrid : « Oui, il y était résolument attaché et c’était son nom officiel sur ses pièces d’identités. Mes sœurs et moi sommes nés en portant ce nom Tigrid et on ne l’a jamais quitté. C’est notre nom officiel. »
Vous a-t-il raconté l’origine de ce pseudonyme ?
« Oui, il nous a raconté. Il était en classe à l’école primaire et il étudiait en cours d’histoire. On lui a demandé de citer les noms des fleuves Euphrate et Tigre et au lieu de répondre ‘Tigris’ en tchèque, il aurait répondu ‘Tigrid’, ce qui a fait rire ses camarades. Depuis ce temps-là, c’est son surnom et il l’a gardé comme nom de plume. Il était très jeune. C’était avant son exil à Londres. »
Votre société, Tigre bleu !, est spécialisée dans l’imprimerie. Comment êtes-vous arrivé dans ce domaine ?
« Je suis arrivé dans l’imprimerie de façon assez simple, c’est-à-dire quand j’étais étudiant j’aidais mon père avec sa revue Svědectví. Je m’occupais de la mise en page, qu’on appelait à l’époque la photocomposition. C’était imprimé en Belgique, à Bruges. On s’occupait de préparer la maquette et quand elle était prête, on partait tous les deux. Souvent je l’accompagnais et on partait à Bruges, à l’imprimerie, pour relire les épreuves, faire les dernières corrections et mettre sous presse. J’ai continué ce job, puis on travaillait ensemble dans le même bureau.
J’ai ensuite monté ma propre entreprise, qui s’appelait Caractères au début. Ensuite, j’ai travaillé pour un imprimeur parisien. Après quelques années, j’ai voulu monter ma propre entreprise et je cherchais un nom pour cette entreprise. Mes clients me connaissaient sous le nom Tigrid. Je me suis dit que je devais trouver quelque chose en rapport avec ce nom. J’ai d’abord cherché autour de Tigre, Tigre de papier, puis m’est venue l’idée de Tigre bleu ! avec un point d’exclamation auquel je tiens et qui s’inspire de sacrebleu ! : un mot sonore. »
Dans le viseur de la StB
Cette revue Svědectví (en tchèque) ou Témoignage (en français) était évidemment dans le viseur de la StB (la police secrète tchécoslovaque). Est-ce que vous avez le souvenir au bureau ou dans votre résidence d’opération de surveillances d’agents sur place ?
« Oui, on avait beaucoup de visiteurs qui venaient dans la salle de lecture lire des livres auxquels il n’avait pas accès. C’étaient des lecteurs qui étaient là en vacances à Paris et qui profitaient de leur passage pour consulter des ouvrages auxquels ils n’avaient pas accès en Tchécoslovaquie. Et on avait la visite des Tchèques vivant à Paris. On avait la visite régulière de certaines personnes, comme un Monsieur très courtois, très propre sur lui, qui venait voir mon père une fois tous les deux mois et prenait beaucoup d’informations. Après, on a su qu’il travaillait pour la STB. On s’en doutait un peu, mais on l’a su qu’après, quand les archives étaient accessibles dans les années 1990. »
Je suppose, si vous travailliez là-bas, que vous pouvez lire le tchèque ? Est-ce que vous parliez le tchèque en famille ? Quel était votre rapport avec la langue ? Je rappelle que vous êtes né aux États-Unis, puis arrivé en France dans votre jeunesse.
« C’est ça, oui, la langue maternelle et familiale était le tchèque. On le parlait à la maison. On avait notre grand-mère qui vivait avec nous, qui avait émigré en même temps que mes parents. C’était le tchèque, la langue familiale. On parlait tchèque et, travaillant à Svědectví, je m’occupais aussi de la mise en page. Je tapais et écrivais en tchèque. »
« Ma mère avait peur que mon père se fasse enlever »
Quelles figures de la rédaction ou de l’entourage de la dissidence tchécoslovaque à Paris vous ont-elles marqué à l’époque ?
« Je me rappelle à l’époque de Jan Vladislav, Jan Pelc, Jiří Kolář, des gens de la dissidence comme Jaroslav Vrzala et des gens qui habitaient à Paris comme Petr Král. »
Jiří Slavíček aussi ? Notre grand ami qui fut également le collaborateur de Radio Prague International par la suite…
« Oui bien sûr, Jiří Slavíček, qui était l’un des premiers collaborateurs de Pavel Tigrid ! »
Est-ce que vous avez un souvenir de 1968 ? Avez-vous suivi l’écrasement du Printemps de Prague en famille ?
« En 1968, j’avais 10 ans et j’étais en vacances, on avait loué une petite maison dans le Sud avec ma maman et mes deux sœurs. Je me souviens que ma mère écoutait la radio, le 21 août 1968. Elle était catastrophée. On ne comprenait pas grand-chose. Elle était inquiète car mon père se trouvait en Autriche, me semble-t-il. Il y avait une sorte de colloque qui se trouvait à Älbach, en Suisse. Je crois qu’elle était très inquiète qu’il se fasse enlever. »
« Inenvisageable pour nous de pouvoir retourner à Prague »
À quel âge prenez-vous conscience d’être dans une famille particulière au rôle particulier dans cette dissidence tchécoslovaque ?
« Pas longtemps après 1968 je pense, lorsque j’avais 12-13 ans. »
Cela vient comment ?
« Je voyais mon papa qui travaillait beaucoup et qui était derrière sa machine à écrire. Il nous parlait de son pays. On parlait de la Tchécoslovaquie en famille. J’avais compris qu’ils étaient en exil et qu’il leur était impossible d’y retourner. Ils nous expliquent pourquoi on ne peut pas y retourner. Il avait été un des accusés des procès des années 1950. Il avait été condamné par contumace à 14 ans de prison. Pour cela, ni lui, ni nous, ne pouvions y aller. Et on ne s’imaginait pas un jour pouvoir y retourner. C’était inenvisageable. »
C’était nostalgique pour vos parents, les récits du pays faits à leurs propres enfants ? Etait-ce difficile pour vous ?
« Je ne sais pas si c’était nostalgique. C’était comme une espèce de fatalité, mais comme ils étaient en contact permanent avec les gens là-bas, notamment les intellectuels qui voulaient publier dans sa revue, je pense que c’était une façon d’avoir toujours un pied dans le pays. »
Est-ce que la rédaction de cette revue était le travail qui prenait le plus de temps à votre père ?
« Oui, absolument. Parfois, il écrivait un livre, mais la majorité de son temps était consacré à cette revue. »
Je crois savoir que la première rencontre entre votre père et Václav Havel s’est déroulée à Paris en 1968. Avez-vous un souvenir de votre première rencontre avec Václav Havel ?
« Oui, ma première rencontre avec Václav Havel était, je crois, en 1991, quand mon père a commencé à travailler là-bas. »
« En 1989, mes parents m’ont envoyé à Prague en éclaireur »
Revenons à l’année 1989. Comment vivez-vous la révolution de Velours ?
« En novembre 1989, c’est la première fois que je prends l’avion pour me rendre en Tchécoslovaquie. Je n’ai pas la date précise, c’était pendant les événements, Prague était noire de monde, il y avait le Forum civique. »
Avez-vous pris l’avion avec vos parents ?
« Non, je l’ai pris tout seul. Mes parents m’ont dit qu’ils m’envoyaient en éclaireur… Je suis parti le premier. Un vieux professeur dont j’ai oublié le nom s’est occupé de moi et m’a fait découvrir Prague. »
Quand vos parents sont-ils rentrés à Prague ?
« En janvier 1990 il me semble, avec une de mes sœurs. Ils sont accueillis par tous les amis dissidents. »
Pour vous, voir Prague après tous ces récits familiaux pendant des années, comment était-ce ?
« C’était un émerveillement. Et je trouvais incroyable d’entendre ma langue maternelle ailleurs que dans le cercle familial ! Je retourne environ une fois par an en Tchéquie, pays que j’adore et où j’ai encore de la famille. On est aussi allé à Ostrava, où un lycée porte désormais le nom de mon père. »
Un employeur nommé « Johnnie Walker »
Il y a quelques années, le témoignage d’une de vos sœurs évoquait le moment, après le décès de votre père, où votre famille en apprend davantage sur ses liens avec les États-Unis et les services secrets américains. De votre côté, cela a-t-il été une surprise ? Connaissiez-vous ces rapports ?
« Oui, cela a été plutôt une surprise, même si je me posais la question à l’âge adulte. »
Pourquoi ?
« Parce que je savais que le magazine Svědectví était financé entièrement ou en partie par les Etats-Unis, donc je me posais la question sur la source précise. »
En savez-vous davantage aujourd’hui ?
« Pas vraiment. Je sais qu’il avait un patron dont le pseudonyme était Johnnie Walker (rires) et à mon avis il ne s’appelait pas comme ça ! Mais je n’ai pas su d’autres détails. »
Un patron ?
« Oui, un employeur. Mes parents utilisaient ce pseudonyme pour le salaire de mon papa, sa retraite ou la pension de veuvage de ma mère ensuite. »
Donc pour la revue ?
« Oui. Ill y avait aussi de généreux donateurs comme l’industriel Baťa que tout le monde connaît, mais l’essentiel venait des États-Unis. Quand mes parents sont partis de Tchécoslovaquie, mon père a travaillé deux ans en Allemagne pour Radio Free Europe, station également financée par les États-Unis. Était-ce la CIA ou autre chose ? Je ne sais pas, mais les fonds étaient américains. »
« Je serais ravi d’avoir la citoyenneté tchèque ! »
Vous souvenez-vous du jour de l’année 1994 où votre père a été nommé ministre de la Culture ?
« Je me souviens qu’il hésitait et disait à Václav Havel qu’il était trop vieux. Havel insistait beaucoup, il a fini par céder et dire oui. Il était sûrement très content et très fier de le faire mais dans un premier temps il a refusé. »
L’a-t-il regretté ?
« Non, je ne crois pas. »
Avez-vous hésité à vous installer ici à Prague vous-même ?
« Non, parce qu’on avait de jeunes enfants scolarisés en France et c’était un peu compliqué. »
La langue tchèque reste-t-elle présente parmi vous, les enfants Tigrid, et essayez-vous de la transmettre aux générations suivantes ?
« Entre frère et sœurs nous nous exprimons exclusivement en français. On essaie d’en apprendre quelques bribes à nos enfants mais ils sont eux-mêmes mariés en France avec des enfants français et ce n’est pas évident. »
Avez-vous aujourd’hui la citoyenneté tchèque ?
« Non, j’ai tenté de faire des démarches au Consulat tchèque à Paris mais c’est extrêmement compliqué car je suis né aux États-Unis mais si je trouve un jour la solution je serais ravi d’avoir la citoyenneté tchèque ! »