« On se savait en danger avec le nom Tigrid » - Nouvelle exposition sur Pavel Tigrid à Prague
Le musée de la mémoire du XXe siècle a préparé devant la mairie de Prague – Mariánské náměstí – une exposition en plein air sur la vie, les activités et l'œuvre de Pavel Tigrid (1917-2003), une figure importante de l'histoire tchécoslovaque et tchèque. Exilé deux fois et rentré deux fois dans son pays, pendant l'occupation allemande, il a travaillé pour la rédaction tchécoslovaque de la BBC à Londres.
Après la guerre, il a travaillé comme journaliste dans la presse du Parti populaire. Au début des années 1950, il dirige la rédaction tchécoslovaque de Radio Free Europe à Munich. En 1956, il a cofondé le magazine d'exil Svědectví (Témoignage), qu'il a dirigé jusqu'au début des années 1990 à Paris. Il a soutenu l'opposition nationale et est devenu la bête noire de la StB. Après la chute du régime communiste, il a travaillé au cabinet présidentiel en tant que conseiller de Václav Havel. En 1994-1995, il a occupé le poste de ministre de la Culture à Prague.
La fille aînée de Pavel Tigrid, Deborah Tigrid-Marguerat, est venue de France en début de semaine pour le vernissage de cette nouvelle exposition. Elle a répondu aux questions de Radio Prague Int.
Extraits de cet entretien à écouter en appuyant sur Lecture :
D'où vient l'idée de faire une exposition sur votre père ?
Deborah Tigrid-Marguerat : « Ce n'est pas du tout de mon initiative ni de celle de mes frères et sœurs, j'ai reçu une invitation début juillet pour cette exposition à laquelle je me suis rendue et j'ai été absolument impressionnée de la qualité du professionnalisme, de la nature des informations, de la manière dont cette exposition est faite avec ces panneaux en plein air, c'est vraiment magnifique. »
Est-ce que vous avez appris des choses que vous ne saviez pas sur votre père à cette occasion ?
« Imaginez-vous que tous les historiens et tous ceux qui fouillent dans les archives disent qu’ils continuent à découvrir des choses encore aujourd’hui, alors à fortiori nous aussi. Parce que c'était une vie avec 40 ans d'exil de mes parents qui nous ont mis à l'abri de beaucoup de choses. Beaucoup de choses étaient tenues secrètes donc je dis toujours à ceux qui me posent des questions très pointues : ‘mais vous en savez tellement plus que nous !’… »
Quel genre de choses secrètes ?
« Tous les contacts, un certain nombre de contacts, des actions dont mon père peut-être ne se vantait pas ou alors on était trop jeune pour mesurer les choses et puis après on a eu une vie familiale avec des petits-enfants - tout à fait normale où la part professionnelle ne nous était pas toujours exposée. D'abord parce que beaucoup de personnes qui entraient en contact avec Pavel Tigrid se mettaient en danger, ne serait-ce que pour ça. »
À quel moment avez-vous connu votre père le plus heureux ?
« Alors ça c'est une question très difficile parce que je pense que Pavel Tigrid était vraiment quelqu'un avec une nature joyeuse, optimiste. Il y a des événements difficiles – ceux qui étaient très difficiles ou douloureux je crois qu'il en parlait peu, notamment de la Deuxième Guerre mondiale - mais je pense qu’il avait une manière, avec beaucoup d'humour, d’en faire des opportunités de raconter comme une anecdote et d'en tirer un bénéfice toujours assez positif. Donc heureux, il y a eu plein de moments très heureux. Ce serait difficile d’en choisir comme ça certains, mais je pense qu’un énorme cadeau de sa vie et de son engagement, c'était 1989, la chute du communisme, qu’il n’a pas vu arriver aussi vite. Il n’a pas imaginé que cela arrive aussi vite à l'automne 1989 et ça je pense que c'était une énorme récompense - quelle revanche de la vie, d’avoir connu cela encore de son vivant, d'avoir connu cet événement. »
Je n'imaginais pas que mon père avait cette notoriété-là !
Vous étiez vous-même avec vos parents la première fois qu'ils sont rentrés en Tchécoslovaquie après la chute du communisme, qu'est-ce qu'il vous reste comme anecdotes de ce retour ?
« Il me revient d'abord que mes parents avaient l'impression qu'au bout de 40 ans, ce serait un pays qui leur serait assez étranger, que les choses avaient beaucoup changé et donc ils pensaient qu'ils ne seraient pas très émus. Mais je me souviens très bien que le deuxième jour, on a été au restaurant et est arrivée sur la table cette soupe que faisait notre grand-mère. Parce que ma grand-mère, qu'on a eu la chance d'avoir avec nous en exil, a été celle qui a maintenu le tchèque et toute la cuisine tchèque à la maison. Alors quand est arrivée sur la table du restaurant cette soupe avec les ‘játrové knedlíčky’ ça a été une réelle émotion, j'ai vu mes parents les yeux remplis de larmes. Je crois que c'est à ce moment-là qu'ils ont réalisé vraiment ce qu'il leur arrivait. »
« Et moi j'étais extrêmement surprise parce qu’ici dans le village où habitaient mes parents, à Héricy en Seine-et-Marne, bon c'était un citoyen lambda, mais quand on a atterri à Prague et qu'il y avait la télévision, les journalistes et tout ça… Moi, je n'imaginais pas que mon père avait cette notoriété-là ! »
Comment était cette arrivée à Prague pour vous ? C'était l'arrivée dans un pays que vous ne connaissiez pas mais que vous connaissiez quand même, ou un pays totalement étranger dont vous maîtrisiez la langue ?
« C'était très curieux parce que quand on était petit on a pris ça avec pas mal de philosophie quand on était au lycée. On a appris des langues mortes, comme le latin, le grec et après il y avait le tchèque parce que c'était une langue qu'on ne parlait qu'à la maison. Cela nous paraissait inutilisable ou inutile en dehors de la sphère familiale donc ça c'était la première grande surprise ! »
« Après je pense que comme à cette époque-là, il y avait beaucoup de gens qui chantaient dans la rue, il y avait beaucoup de joie etc, il y avait des choses qui sonnaient assez familières quelque part et j'ai vécu avec beaucoup d'émotions cette arrivée dans un pays que je ne connaissais pas et où pourtant sont mes racines. »
Ministre de la Culture, une renaissance
Est-ce que vous aviez déjà personnellement rencontré Václav Havel avant de venir à Prague ?
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« Oui, il est venu nous voir en France en 1968. On habitait encore Etiolles, il était venu à un moment où il y avait plein de grèves et je me souviens effectivement. Enfin moi j'étais petite, j'avais 12 ou 13 ans, mais je me souviens qu'il était venu. Je me souviens que ma sœur, qui avait 11 ou 12 ans, était coincée en Angleterre et qu'il avait accompagné mes parents en Belgique pour arriver à la récupérer, parce qu'il n’y avait aucun avion qui pouvait la ramener, des choses comme ça des petites anecdotes mais bon à l'époque quand vous avez 12-13 ans vous ne mesurez pas vraiment… »
J'ai parlé avec votre frère, qui racontait que l'acceptation du poste de ministre n'était pas allée de soi pour votre père, d’accepter de devenir ministre de la Culture.
« Non, je me souviens d'une réunion familiale où ma mère disait qu’il était vraiment fou, que c'est une folie de prendre ce poste à 74 ans, il va y laisser sa santé, et mon père nous a demandé, à nous ses enfants, ce qu’on en pensait. J'ai dit à ma mère ‘écoute, c'est tellement incroyable ce revirement de l'histoire, laisse le faire, même s’il y laisse sa peau laisse le faire', parce que c'était vraiment une renaissance dans sa vie, cela lui a donné une énergie incroyable. »
« Un lien évidemment très fort à Prague »
Vous étiez présente en début de semaine pour le vernissage de cette exposition, qu'est-ce que vous avez comme impression quand vous êtes à Prague, vous vous sentez chez vous un peu ?
« Alors en tout cas, il y a des choses très familières puisque après, en tant que chirurgien-dentiste, j'ai organisé pendant des années la venue de dentistes français ici. J'ai monté une association franco-tchèque donc j'ai participé, il y avait toujours la journée franco-tchèque dans leur congrès annuel dentaire et puis ces dernières années, j'ai emmené ma chorale, on a chanté à Prague avec une chorale partenaire de la commune de Řevnice, donc il y a beaucoup de choses et des contacts qui sont noués oui, il y a un lien évidemment très fort à Prague en tout cas. »
Avez-vous la citoyenneté tchèque aujourd’hui ?
« Pas du tout. J'ai déjà la citoyenneté américaine pour être née aux États-Unis, la citoyenneté française pour pouvoir exercer, j'ai dû demander la nationalité française pour pouvoir avoir un doctorat d’État et puis par mariage j’ai la nationalité suisse, donc bon je ne vais pas en faire collection… »
Dans les quelques interviews que vous avez accordées à des médias tchèques vous racontez entre autres comment vous avez appris, je crois dans des articles ou dans des livres, que votre père avait reçu notamment de l'argent de la CIA, est-ce que tout a pris du sens avec le recul ou certaines informations sur le parcours de votre père vous ont-elles réellement surprise ?
« C'est une question qu’on me pose. Les services secrets s’appellent ainsi parce qu’ils relèvent du secret. Donc personne ne parle de ça. Nous n'avons évidemment rien su et il y a énormément d'informations qu'on n’a pas encore je pense. Peut-être que les archives américaines ouvriront un jour. On ne pouvait pas être au courant sinon ça n'aurait pas de sens. J'ai en tout cas trouvé incroyable qu’il ait eu des soutiens de toutes les administrations successives aux États-Unis et que le soutien ait continué. »
Brejnev à Paris : la famille Tigrid éloignée en Corse
En tout cas, quand on lit les dossiers de la StB (la police secrète tchécoslovaque), dont certains sont sortis en France il y a quelques mois, on se rend compte de l'obsession dont votre père faisait l'objet. Pour la StB, il était la cible prioritaire. Il a par ailleurs été éloigné de Paris lors de la venue de Brejnev en 1971. Est-ce que vous conservez des souvenirs de ce harcèlement qu'il pouvait subir parfois au quotidien ?
« Alors au quotidien, absolument pas, parce que je pense que nos parents nous ont protégés de ça. Il n’y avait pas de peur, ils n’ont pas transmis ça. Mais qu’il était la cible d'écoutes et qu'il était sûrement suivi etc., oui, on savait, parce que d'abord on ne pouvait pas voyager. On savait qu'on était en danger avec le nom Tigrid, ça c'est sûr. »
« Je me souviens très bien de l'exil forcé en Corse en 1971, quand Brejnev est arrivé. La famille était traumatisée parce qu'à 6h du matin la police française demande à ma mère de faire sa valise pour partir. On ne savait pas où. Je ne sais pas pourquoi, en tout cas, on ne savait pas où on allait. Pareil là aussi, mon père en a fait une anecdote sur ce qu'il fallait prendre, des pulls ou des maillots de bain... Je pense qu’au fond, être écarté par un gouvernement démocratique français, cela ne devait pas être aussi plein d'humour dans sa tête comme première impression, en tout cas différent de la manière dont il le raconte après.
Vous parliez à l'instant de ce nom, Tigrid, qui n'était pas son nom d'origine. Y a-t-il encore des membres de votre famille ici en Tchéquie qui portent son nom d'origine, Schönfeld ?
« Je ne sais pas, il y a eu tellement de Schönfeld exterminés dans les camps de concentration… Il y a sûrement des Schönfeld à Semily, la commune d'origine de sa famille mais je ne les ai pas rencontrés. À Prague, nous avons encore une cousine éloignée qui est venue avec moi à l'exposition. Et il y a un arbre généalogique très bien fait qui est notamment dans le musée de Semily. »