Haenke, le projet franco-tchèque qui mêle botanique et arts
Explorateur et botaniste, Tadeáš Haenke est né en Bohême en 1761 et mort en Bolivie en 1816. S’il a consacré sa vie à la découverte et la description de nouvelles plantes, notamment en Amazonie, il était d’abord destiné à une carrière musicale, abandonnée pour des raisons de santé. Mais l’amour de la musique ne l’a jamais quitté, jusque dans ses pérégrinations en Australie, en Alaska ou en Amérique du Sud, d’où ses lettres à sa famille racontent combien elle lui manquait. Preuve que l’on peut être scientifique et avoir la fibre artistique. C’est justement sur cette note que joue le duo franco-tchèque du laboratoire botanique Haenke : le projet d’Alexandra Střelcová et Julien Antih cherche ainsi à jeter des ponts entre botanique et création artistique, hommage contemporain à l’héritage du botaniste tchèque.
AS : « Je m’appelle Alexandra. Avec Julien, nous avons lancé Haenke il y a trois ans. Je m’occupe plutôt de tout ce qui création, installations, depuis la communication via les réseaux sociaux jusqu’à l’achat de pots pour les plantes, quand il le faut ! Le domaine d’où je viens, c’est plutôt l’industrie créative et la musique classique, donc absolument rien à voir a priori. »
JA : « A Haenke, je m’occupe plus du côté scientifique. A côté de Haenke, je prépare un doctorat à l’Université de Suchdol, en ethno-pharmocologie et ethno-botanique, la science qui s’intéresse aux relations entre les plantes et les personnes. »En 2017, vous avez ouvert ce que vous appelez un laboratoire botanique, Haenke, dans le quartier de Žižkov à Prague. Qu’est-ce qu’on trouve chez Haenke ?
AS : « A l’origine, l’espace a été conçu comme un endroit où on peut relier la créativité et la science. On y a notamment organisé des workshops, où l’on apprend aux gens à travailler avec les plantes médicinales. Beaucoup de gens fabriquent leurs cosmétiques ou cultivent des plantes médicinales à la maison. Il faut savoir comment le faire et quelles plantes utiliser… »
Pour ne pas s’empoisonner ou empoisonner quelqu’un…
AS : « Exactement ! »
JA : « Dans une vie antérieure, j’étais pharmacien et donc spécialisé dans les plantes médicinales. J’utilise donc ce bagage pour partager ce savoir-faire avec les gens, afin qu’ils apprennent à utiliser les plantes correctement, sans risquer de s’empoisonner. On peut avoir le sentiment que comme cela vient de plantes, les huiles essentielles sont sans danger. Mais non, c’est très concentré, ça peut donc causer des problèmes chez les femmes enceintes, les enfants, quand on ne sait pas s’en servir. »AS : « Mais le labo, ce ne sont pas que les huiles essentielles, c’est aussi une boutique où on peut acheter des plantes d’intérieur. A l’heure actuelle, les plantes d’intérieur sont très populaires auprès de la génération des millenials. C’est une génération qui se marie plus tard, qui a des enfants plus tard. Ces millenials ne sont pas forcément propriétaires, contrairement à leurs parents. Ils vivent dans des espaces plus petits. Donc avoir des plantes, c’est retrouver une sorte de connexion avec la nature. »
C’est une thématique très actuelle. Récemment il y a eu la semaine pour le climat. C’est une question qui agite tout le monde, puisque des plantes tendent à disparaître de certains écosystèmes. Dans quelle mesure reflétez-vous ces questionnements dans votre travail ?
JA : « La thèse sur laquelle je travaille s’intéresse à la recherche de plantes en Asie du sud-est pour développer de nouveaux traitements contre les bactéries respiratoires. On ne connaît qu’un faible pourcentage de ces plantes. La déforestation s’accroît et nous avons donc de moins en moins de chances de trouver de nouvelles plantes pour de nouveaux traitements ou de nouvelles molécules. Avec Haenke, nous essayons de refléter cela. »
AS : « Nous essayons de sensibiliser les gens à cela aussi. La biodiversité s’en va avec la forêt amazonienne, les forêts tropicales, en raison de la déforestation, mais aussi un héritage immense encore inexploré, non-découvert, pourrait disparaître alors qu’il pourrait contribuer à soigner de nombreuses personnes. »Peut-on revenir aux origines du nom Haenke ?
AS : « Tadeáš Haenke était un botaniste et explorateur qui a vécu à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Il est né à Chribská, un petit village au nord de la Bohême. D’ailleurs on y trouve un petit musée dédié à Tadeáš Haenke. Pourquoi ce nom pour nous ? Nous avons beaucoup lu sur son histoire, son parcours. Il a travaillé en tant que botaniste au jardin botanique de Prague. Son chemin de vie l’a emmené à Madrid où il est devenu botaniste royal. Il a été invité à participer à une expédition organisée par un navigateur italien pour la couronne d’Espagne, chargé d’explorer les eaux du Pacifique. Il n’est plus jamais retourné en Bohême. Il est resté en Bolivie, à Cochabamba, une ville qui compte aujourd’hui 600 000 habitants où jusque récemment il existait encore une maison où Tadeáš Haenke a vécu. Il a décrit et répertorié la majeure partie de la faune et de la flore amazonienne pour les Européens. A Cochabamba, c’était une personnalité assez reconnue. Il y organisait des concerts car il était passionné de musique classique tchèque. Pour nous, c’était idéal : Haenke était un scientifique mais c’était aussi quelqu’un qui aimait la culture. Donc ce nom était logique pour notre labo puisque nous essayons justement d’allier sciences et art. »
Puisqu’on parle de cette combinaison de la création et des sciences, en 2017 vous avez présenté un projet appelé Victoria pragensis sur la piazzetta du Théâtre national à Prague. De quoi s’agissait-il ?AS : « Victoria pragensis est inspiré de la Victoria amazonica, le plus grand nénuphar au monde qui peut même supporter le poids d’un enfant. C’est aussi une des premières plantes amazoniennes à avoir été décrites par Haenke. La forme de ce nénuphar a inspiré le design de cette installation à Prague, dessinée par un ami architecte, Juráš Lasovský, qui vit et travaille depuis plusieurs années à Copenhague. Ça se trouvait sur la piazzetta qui est un lieu assez exposé, où tout le monde passe, tout le monde court… L’idée était de voir ce qui se passe quand on y installe des plantes, et en effet les passants ont commencé à se comporter totalement différemment. »
Quelles sont les plantes médicinales traditionnelles en Bohême ? J’imagine qu’il doit y avoir des choses assez communes avec ce qu’on trouve ailleurs en Europe…
JA : « Comme vous le dites, en Bohême, on trouve la flore européenne. Les plantes ne connaissent pas de limites, pas de frontières. Les plantes qu’on va trouver ici sont similaires à celles que l’on a dans le nord de la France par exemple. »
En reformulant la question autrement, peut-on dire qu’il y a eu en pays tchèques une tradition d’utilisation de certaines plantes plutôt que d’autres ?JA : « On y utilise beaucoup l’églantier, le pavot aussi qu’on retrouve un peu partout. »
A l’heure actuelle, on peut voir une de vos installations à l’Institut français de Prague…
AS : « On peut venir découvrir une petite installation de plantes d’intérieur, et tout particulièrement des plantes qui sont endémiques dans les forêts tropicales et qui ne vont pas très bien à l’heure actuelle, que ce soit au Brésil ou en Asie du sud-est. Le but est de verdir l’espace mais aussi et surtout d’admirer, de réfléchir à ce qu’est la forêt. Quel est ce patrimoine, cet héritage naturel qu’on peut perdre ? Quelles sont les plantes médicinales qu’on peut perdre en raison de la déforestation ? Il existe apparemment quelque 400 000 espèces de plantes dont seuls 2% ont été scientifiquement étudiées. Le 11 novembre prochain, nous organisons aussi une projection au cinéma de l’Institut français de Prague. Il s’agit d’un film brésilien que nous prête le festival One World. C’est gratuit et c’est tout à fait lié à ces thématiques puisqu’il parle de tribus vivant dans la forêt amazonienne au Brésil et des problèmes auxquels elles doivent faire face. »