Hrabal par lui-même

Bohumil Hrabal

« Longtemps les textes que j'écrivais m'ont réveillé la nuit et m'effrayaient à tel point qu'il m'arrivait de bondir hors de mon lit, couvert de sueur. » Voilà ce que l'écrivain Bohumil Hrabal a avoué un jour dans un entretien accordé à des journalistes français, et il a poursuivi : « Mais quand, finalement, le texte se trouvait face au lecteur, celui-ci me souriait à travers les lignes imprimées ; je m'apercevais alors qu'il avait les dents limées, il était apprivoisé. Pour le vrai lecteur, il faut dégainer toutes les phrases sans hésiter, abattre toutes les barrières. C'est la seule façon de procurer de l'étonnement ou de l'indignation au vrai lecteur, de lui donner le désir de tailler une bavette dans un café avec l'auteur ou alors d'aller l'attendre pour lui allonger une dérouillée à le rendre méconnaissable. » C'était Christian Salmon qui a fait parler Hrabal ainsi devant la caméra d'« Océaniques » en février 1989. Les questions de Christian Salmon ont amené Hrabal à replonger dans son passé, à répertorier les thèmes majeurs ayant inspiré sa création littéraire, à réfléchir sur la vocation d'écrivain, à évoquer les personnes, et les écrivains, qui avaient joué les rôles importants dans sa vie et aussi à rendre hommage à la littérature et aux arts français. Christian Salmon a eu l'idée heureuse de publier cet entretien dans un livre. Il l'a fait paraître en 1991 sous le titre « A bâtons rompus avec Bohumil Hrabal », aux éditions Criterion. Grâce à ce livre, le lecteur français peut, lui aussi, plonger dans le passé de l'écrivain et savourer la fraîcheur de la pensée de celui qui était sans doute l'auteur tchèque le plus étonnant du 20ème siècle.

L'écrivain doit être, en premier lieu, lecteur de lui-même. L'écrivain doit se distraire en écrivant. Par ses textes il doit découvrir des choses qu'il ignore et non pas exprimer son moi exorbité, » dit Bohumil Hrabal à propos de sa vocation sans pouvoir nier cependant que c'était quand même son "moi", cette foule immense de sensations, de désirs, de plaisirs et de déceptions, qui était la source principale de son oeuvre. "Je suis un enfant illégitime, avoue-t-il. Un beau dimanche matin, ma mère a annoncé à ses parents, avec beaucoup de ménagement, qu'elle était enceinte et que son ami ne voulait pas l'épouser. Mon irascible grand-père nous a traînés dans la cour, ma mère et moi ; il a sorti son fusil et a crié en morave : "Mets-toi a genoux que je te tue !" Heureusement, ma grand-mère, qui avait le sens de l'à-propos, est sortie à ce moment-là dans la cour et a dit : "Venez manger, la soupe va refroidir."

Voilà donc un début de l'existence digne de l'enfant qui devait devenir le poète des situations dérisoires, insolites et grotesques et qui devait se délecter en décrivant les scènes pleines de paradoxes. Hrabal, né en 1914, se souvient d'avoir été un enfant timide et peureux, il avait toujours le sentiment de se sentir de trop. A l'école, il avait de mauvaises notes et il a même redoublé deux fois. Cette timidité, cette marginalité l'a conduit d'abord à la solitude et elle a peut-être éveillé aussi son intérêt pour la littérature. C'est dans la brasserie de la ville de Nymburk, où son père était comptable et où il a passé plus de vingt-cinq ans, que Hrabal a fait son apprentissage de la vie. Il était un auditeur passif mais très attentif des histoires qu'on racontait dans la brasserie et notamment de celles de son oncle Pépine qu'il allait immortaliser dans ses livres." Mon véritable père, c'est mon oncle Pépine, dit-il. Il était tout le temps à nous raconter ses histoires. Il était obsédé ; il les reprenait sans cesse, et sans cesse nous nous tordions de rire. (...) Ceux qui ont eu la chance de connaître ma muse, mon oncle Pépine, peuvent parler de sa puissance de conteur et de la magie poétique qui assaillait les cafés et leurs belles jeunes filles quand l'oncle Pépine était là, ou quand il parlait, comme ne le font que les poètes ou les prophètes dans les rues, avec ses concitoyens. (...) J'ai commencé à écrire parce que m'est revenu en torrent tout ce que j'avais entendu à la brasserie, les histoires de l'oncle Pépine, qui m'étaient entrées dans le sang."

Pourtant, à vingt ans, Hrabal ne lisait que des romans policiers et ne s'imaginait pas un seul instant qu'il pourrait devenir un jour écrivain. Il lui fallait encore accumuler énormément d'expériences, expériences de plusieurs vies, pour se mettre à écrire. Il lui fallait devenir clerc de notaire, représentant de commerce, ouvrier dans les aciéries, courtier d'assurance, cheminot, chef de station, emballeur de vieux papiers, figurant de théâtre, docteur en droit. Tous ces métiers, toutes ces expériences allaient être exploités par l'écrivain dans ses oeuvres, mais il estime avoir été le plus marqué par son expérience d'ouvrier d'aciéries. "Oui, j'ai l'habitude de dire, constate-t-il, que ce sont les huit semestres de ma vie pendant lesquels je me suis frotté au discours et aux gens ordinaires." Et Hrabal d'évoquer la vie collective des ouvriers dont nombreux étaient victimes des représailles communistes après le coup de Prague en 1948. Dans ses souvenirs, les ouvriers des aciéries de Kladno ressemblent à une famille, car ils aimaient se rencontrer pour causer et boire la bière et leur dialogue sans cesse interrompu se poursuivait jusque dans les autobus quand on revenait le soir. "Le milieu des aciéries était fascinant ; dit-il, l'acier produisait des reflets énormes, les coulées sortaient du four rougeoyantes et l'acier qui se déversait dans les cuves jetait des étincelles qui volaient dans toute l'aciérie. Quant à moi, tout docteur en droit que j'étais, je me fondais romantiquement dans ce milieu magnifique. La réalité a fait en sorte que je sois un homme des éclairs."


Dans les aciéries de Kladno, Hrabal a rompu avec la poésie qui le tentait et a inventé un nouveau style qu'il a catalogué comme du réalisme total. "Grosso modo, dit-il, j'étais en train de dépasser l'automatisme psychique par le retour à l'événement vécu." Les aciéries ont inspiré à Hrabal le livre intitulé Jarmilka qui était sa tentative de se mesurer à Nadja d'André Breton, grand-prêtre du surréalisme. "J'étais surréaliste lorsque j'étais relativement jeune, se souvient Hrabal et évoque les noms de Breton, d'Eluard, de Soupault et de Vaché. Pour moi tous ces noms sont sacrés, dit-il. Les itinéraires empruntés par Breton et Eluard à travers Prague et Brno son également sacrés pour nous. Même à la campagne le surréalisme avait pénétré, on portait des vêtements verts, on écrivait à l'encre verte à l'instar d'André Breton. Pour les provinciaux, le surréalisme était quelque chose de magnifique, de romantique, il y avait des jeunes filles qui recopiaient ces poésies, et évidemment celles de nos surréalistes Nezval, Biebl, et Seifert. Je connais presque par coeur la Nadja de Breton et la Rose publique d'Eluard. Mais je m'aperçois aujourd'hui que l'amour fou s'est apaisé."


On peut dire que tout l'entretien, dont je ne reproduis ici que quelques passages, est marqué par l'admiration de Hrabal pour la culture française. Il dit, par exemple, avoir particulièrement aimé Manet, peintre qui n'avait besoin ni de symboles ni d'allégories pour peindre ce qu'il voyait. Il déclare que la petite héroïne de "Zazie dans le métro" de Queneau relève de sa poétique. "Zazie est une enfant terrible et elle évolue dans le même milieu que mes héros," affirme-t-il. Il ne cache pas son admiration pour Louis Ferdinand Céline et ajoute: "J'admire la spontanéité de ses récits, cette barbarie - Céline ne fait pas de distinction entre les choses qui se disent et celles qui ne se disent pas - et sa profonde expérience sociale auprès des gens du quart monde, me fascine." Et Hrabal va encore plus loin en constatant que c'étaient les artistes français qui guidaient ses pas dans le monde des arts. "L'art moderne m'a permis d'entrer en toute conscience dans le champ magnétique de l'époque, dit-il. Sur l'avenue principale de notre ville, nous réalisions pourquoi Rimbaud était ému par le bric-à-brac poétique, pourquoi Lautréamont avait inventé la rencontre d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table d'opération, pourquoi Marcel Duchamp avait placé un casier, une bouteille et une roue de bicyclette l'un à côté de l'autre et avait signé comme on paraphe une oeuvre d'art."