Huit cents ans d'histoire au couvent Sainte-Agnès à Prague
Le couvent Sainte-Agnès (Klášter svaté Anežky) est un îlot de paix en plein cœur de la capitale tchèque. Construit à partir de 1233, c’est la première bâtisse gothique de Prague, une ville qui prend alors une certaine importance à mesure que se renforce le pouvoir des rois de la dynastie des Přemyslides. Après avoir accueilli plusieurs ordres monastiques, le couvent est désormais utilisé par la Galerie nationale comme centre d’exposition de l’art médiéval d’Europe centrale. Et Kateřina Průšová, qui y est justement lectrice, en plus d’enseigner l’histoire de l’art à l’Université anglo-américaine, a gentiment accepté de nous faire visiter cet endroit riche d’une histoire de près de 800 ans, une histoire liée à la figure charismatique de sainte Agnès.
« Il s’agit du couvent d’un ordre féminin qui est une branche des Franciscains. Il était donc uniquement réservé aux femmes et était joint avec un autre couvent de frères franciscains, des frères mineurs. Il y avait deux couvents joints car les sœurs ne pouvaient pas célébrer la messe, et les frères étaient donc là pour remplir cette tâche et également pour jouer le rôle d’intermédiaires entre les sœurs et le monde extérieur. »
Il s’agit de l’ordre des clarisses, appelé également l’ordre des Pauvres Dames, mis en place par Claire d’Assise à la demande de Saint-François d’Assise, le fondateur de l’ordre des franciscains, lequel prône de mener une vie humble dédiée à la prédication. En Bohême, c’est sainte Agnès qui fait la demande de construire un couvent auprès de son frère, le roi Venceslas Ier, un souverain qui marque la montée en puissance de la dynastie des Přemyslides. Ces derniers règnent en Bohême et en Moravie depuis la seconde moitié du IXe siècle. Kateřina Průšová nous dresse le portrait de sainte Agnès de Bohême :« C’était une princesse de la famille des Přemyslides et on lui a proposé de la marier avec un empereur ou un roi, peut-être celui d’Angleterre, mais elle a refusé ces propositions en affirmant qu’elle était déjà mariée à un souverain bien plus important : le Christ. Agnès a préféré la vie monastique à la vie séculaire. Elle a renoncé à la richesse et a choisi de vivre modestement dans ce couvent. En fait, elle a entretenu une correspondance avec sainte Claire d’Assise qui était une autre dame noble qui a suivi la personnalité charismatique de saint François d’Assise. »
La partie du bâtiment à laquelle nous avons accès est constituée d’un oratoire et de deux églises. La visite commence par la plus petite d’entre elles, l’église de Saint-François.« On se trouve actuellement dans l’église de Saint-François qui date des années 1230. Il s’agit donc de la première phase de la construction. Vous voyez qu’il y a des fenêtres assez simples, des bases de colonnes également très simples. C’était l’église destinée aux Franciscains. Et ici, derrière cette porte, il y avait le couvent, le cloître des Franciscains qui est aujourd’hui en ruines et qu’on ne visite donc pas. Et l’église continue dans cette direction mais il s’agit d’une nouvelle construction, un espace dédié aux lectures ou aux concerts… »
Y a-t-il encore des religieux qui vivent ou travaillent ici ?
« Non, c’est désacralisé depuis le XVIIIe siècle et les réformes de Joseph II. Il ne fonctionne plus en tant que couvent puisqu’il est désormais utilisé par la Galerie nationale. »
L’empereur germanique Joseph II décide en effet de fermer le couvent en 1782, une mesure qui s’inscrit dans sa volonté de réformer l’Eglise pour la placer sous l’autorité de l’Etat. Le monastère était déjà resté inoccupé par le passé après les guerres hussites qui voient le bâtiment amputé de sa partie sud. Les dominicains s’y installent au milieu du XVIe siècle dans une ville où le protestantisme séduit pourtant de plus en plus. Les tensions entre communautés religieuses connaissent un paroxysme au début du siècle suivant et s’achèvent par la prise de pouvoir des Habsbourg après la bataille de la Montagne blanche en 1620. Ils rétablissent le culte catholique dans les pays tchèques, en conséquence de quoi les sœurs de l’ordre des clarisses se réapproprient le couvent en 1626.Nous poursuivons la visite avec la seconde église, celle de Notre-Sauveur. Construite près de trois décennies après celle de Saint-François, l’église de Notre-Sauveur est marquée par une plus grande maîtrise du style gothique :
« Nous nous trouvons dans l’église de Notre-Sauveur qui a été construite dans les années 1260 et on voit cet arc triomphal avec les bustes des rois et des reines de la dynastie des Přemyslides. Il s’agit des premières statues de style gothique en Bohême. Vous voyez dans cette église que la décoration des fenêtres est bien plus détaillée. »A un certain niveau, une différence de couleur se fait très visible sur les murs. C’est la conséquence des inondations d’août 2002 qui n’ont pas épargné le couvent. Il semble avoir été noyé sous au moins un bon mètre d’eau. Au sol se trouve une tombe. Kateřina Průšová ne se souvient plus du nom de la personne dont la sépulture se trouve à cet emplacement, mais elle nous précise que cette église a tenu pendant un certain temps un rôle particulier :
« En fait, les Přemyslides ont construit cette église en tant que mausolée pour leur famille. Un peu plus tard, vers la fin du XIIIe siècle, le roi Venceslav II a décidé que le lieu d’enterrement des rois de sa dynastie serait Zbraslav au sud de Prague, un peu à l’exemple de Saint-Denis à Paris. Il y a fondé un couvent cistercien. Sous Charles IV, les tombeaux des rois Přemyslides étaient placés à la cathédrale Saint-Guy. Seuls quelques rois sont donc enterrés ici. On y trouve notamment les tombeaux de Venceslav Ier ou de sainte Agnès. »
Cependant, le tombeau de sainte Agnès est vide et le corps de la religieuse est introuvable. Celle-ci jouera encore un rôle inattendu près de huit siècles plus tard quand elle sera canonisée. Cette canonisation a été un des évènements déclencheurs de la révolution de velours qui est venue à bout du régime communiste en novembre 1989 :« Sainte Agnès a été canonisée en 1989, le 13 novembre il me semble. Vous savez que 1989, c’est l’année de la révolution de velours, qui a commencé le 17 novembre. Donc la canonisation a précédé de quelques jours seulement ces évènements. Et dans ce pays réputé athée, des dizaines de milliers de croyants se sont rendus à Rome pour assister à cette canonisation menée par Jean-Paul II. Quand ils sont revenus, beaucoup d’entre eux ont déposé des fleurs près de la statue de sainte Agnès sur la place Venceslav, où se trouve la statue équestre de saint Venceslas entouré des quarante patrons de Bohême. Mais un tel geste était interdit sous le communisme, ils pouvaient avoir des problèmes avec la police secrète. La police enlevait les bouquets mais les gens les remettaient systématiquement. On peut dire que, dans une certaine mesure, cette canonisation a déclenché les événements de la révolution de velours. »
Kateřina Průšová nous précise d’ailleurs qu’une légende courrait selon laquelle la canonisation de sainte Agnès provoquerait un changement positif dans le pays, une légende que chacun reprendra ou non à son compte en fonction de ses opinions. Quant à nous, nous reviendrons, dans une prochaine rubrique historique et toujours avec Kateřina Průšová, sur la collection d’art médiéval exposée dans ce couvent Saint-Agnès, une collection dont les peintures sur bois constituent quelques-uns des joyaux. Mais il ne faut pas hésiter à prendre les devants et ne pas attendre pour aller visiter cet endroit fascinant.