« Il faut un dialogue entre sciences humaines et sciences fondamentales »

Quelle est la place des femmes dans les sciences fondamentales et la recherche ? Ou encore comment trouver des fonds pour financer ces dernières ? Ce sont quelques-unes des questions que RPI a abordées avec la chimiste tchèque Magdalena Bendová qui nous a également parlé de l’application pratique de la thermodynamique dans notre quotidien.

Magdalena Bendová, vous menez des recherches en thermodynamique à l’Institut des procédés chimiques de l’Académie des sciences. Expliquez-nous ce sur quoi porte vos recherches…

« Mes recherches portent sur la thermodynamique – un sujet qui fait peur, et je ne sais pas pourquoi, alors qu’elle est tout autour de nous. Le mot vient du grec, thermo, la chaleur, et dynamis, le mouvement. La première raison expliquant pourquoi la thermodynamique a été établie, c’était de comprendre comment marchait la machine à vapeur et comment la chaleur faisait se mouvoir les pistons, comment on pouvait optimiser la machine à vapeur. Les premières machines à vapeur n’étaient pas les grandes locomotives qu’on connaît, c’étaient des pompes qui puisaient de l’eau, et c’était très inefficace. On cherchait à les comprendre les phénomènes en jeu. Aujourd’hui, le procédé le plus important, au vu de l’état de notre planète, c’est le stockage d’énergie : il y a l’énergie électrique, l’énergie nucléaire, la chaleur. Comme les énergies fossiles diminuent, qu’il n’y en aura bientôt plus et qu’on essaye déjà de s’en passer pour faire baisser le taux de CO2 et les gaz à effet de serre, on se tourne vers les énergies renouvelables qui sont intermittentes par défaut. Le soleil ne brille que quelques heures par jour, le vent souffle, ou ne souffle pas ou souffle trop. On profite donc des ‘heures de pointe’ pour stocker l’énergie pour les heures creuses. »

Magdalena Bendová | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

Quelles sont les applications pratiques de ces recherches ? Peut-on présenter un exemple concret et courant ?

« En thermodynamique, pour le stockage de la chaleur, on cherche surtout les fluides thermiques. Le fluide thermique qu’on connaît tous, c’est l’eau, cette eau qu’on a dans les radiateurs qui distribue la chaleur que vous allez créer ailleurs, par une pompe à chaleur, par l’électricité. Cette eau va porter la chaleur dans votre salon. Or on cherche des fluides thermiques qui seraient plus efficaces, qui tiendraient la chaleur plus longtemps ou qui nous aideraient à stocker la chaleur du soleil. C’est une des applications. Il y a aussi les matériaux à changement de phase, un nom un peu barbare ! Ce sont des matériaux qui fondent et qui se re-cristalisent, se re-solidifient quand on change de température. On cherche des paraffines par exemple qui peuvent être solides autour de 10 °C, et si la température monte au-delà de 25 °C, elles vont fondre. En fondant, en se réchauffant, on enferme la chaleur dedans et si la température baisse, la chaleur va se libérer dans l’environnement. Il existe des petits sachets qu’on vend dans les boutiques d’équipement de randonnée, qui ont du liquide et un petit bout de métal. Quand on le brise, le liquide se solidifie et ça va donner de la chaleur. On peut mettre ces matériaux dans les parois d’une maison, stocker la chaleur du soleil quand il fait chaud, et chauffer la maison quand il fait un peu froid. »

Parlez-nous de votre parcours, qu’est-ce qui vous a poussée vers ces études ?

Institut des procédés chimiques de l’Académie des sciences | Photo: ÚCHP AV ČR

« Mes deux parents avaient fait des études de chimie. Mon père n’a pas continué car ce n’était pas la carrière qu’il souhaitait poursuivre. Mais ma mère est restée scientifique jusqu’à la retraite. C’est elle qui a essayé d’alimenter ma curiosité, mais sans me pousser. Elle m’a toujours dit que je choisirai ma propre carrière tout en me présentant ce qui la passionnait. Elle me donnait des livres, ça m’intéressait, mais en même temps je n’avais pas de très bonne notes. Mon but à l’origine était de faire des études de français. C’était aussi grâce à ma mère qui essayait de m’ouvrir l’horizon le plus possible. Elle était une grande francophile, et j’ai étudié le français à l’Institut français. J’étais à fond sur le français, tout en me disant : quels débouchés ? En même temps, les choses ont changé au lycée, j’avais de meilleurs professeurs. J’ai été meilleure en chimie, j’ai commencé à aimer les maths et la physique, on m’a dit qu’à l’Université de chimie technologique il y avait la chimie physique, qui est un peu entre les deux. Ça m’a plu et c’est ainsi que cela a évolué. »

Dire aux femmes qu’aucun métier ne leur interdit

Depuis un peu plus de vingt ans, le projet Gender a věda (Genre et sciences) au sein de l’Académie des Sciences de la République tchèque s’efforce de réfléchir aux questions d’égalité hommes-femmes dans le domaine académique et universitaire scientifique. Et surtout d’apporter son expertise pour promouvoir cette égalité concrètement au sein de ces institutions. On dit souvent que plus on avance dans le niveau de diplômes, moins il y a de femmes. Ce genre de projet a-t-il un impact selon vous ?

Photo illustrative: Edward Jenner,  Pexels

« Je pense que oui. Mais il ne faut pas exagérer. Selon moi, il y a une forme de féminisme un peu radical qui peut aussi nous nuire. Je ne suis pas fan des quotas par exemple : privilégier une femme parce que c’est une femme, je ne pense pas que ce soit la bonne voie. Mais en même temps, je pense qu’il faut surtout expliquer aux jeunes femmes qu’aucun métier ne leur est interdit. D’ailleurs, j’ai visité il y a quelques temps des laboratoires de génie chimique à Delft. Le professeur qui nous faisait visiter nous avait dit qu’il y avait quelques filles qui s’intéressaient à la discipline et qu’il essayait de les en dissuader. De leur côté, elles argumentaient en disant qu’elles faisaient bien de la natation ou de l’aviron, alors pourquoi pas ? Il était ébahi que des filles s’intéressent à cette profession. Donc il n’y a pas de professions fermées aux filles. Il y a du changement : la science attire bien plus de filles aujourd’hui car les femmes se soucient peut-être un peu moins de leur salaire. Les femmes sont plus idéalistes à cet égard : on devient institutrice, chercheuse… Je le vois dans les concours : les dernières bourses du gouvernement français pour lesquelles j’ai l’honneur de faire partie du jury, on avait quelques hommes, dont un brillant dont je me souviens, et les filles étaient toutes excellentes, et majoritaires ! Je pense qu’on va retrouver une forme d’égalité plus tard. Beaucoup de ces femmes vont abandonner le monde de la recherche : j’ai eu des doctorantes assez motivées et qui se sont finalement dit que cela ne leur correspondait pas. Je pense qu’il faut essayer d’explorer plusieurs voies. J’ai une doctorante en deuxième année qui se demande si elle doit continuer, partir dans l’industrie ou monter une start-up. Il faut donner plus de possibilités aux femmes et il faut qu’on devienne plus visibles. »

Photo: ÚCHP AV ČR

Vous-même avez-vous été confrontée à des freins dans votre carrière parce que vous êtes une femme ?

« Pendant mes études non. Je me suis sentie à égalité. D’ailleurs on était aussi plus de filles que de garçons. Mais plus tard, dans ma carrière, oui. J’ai senti qu’il fallait que je prouve plus, alors qu’on a les paramètres de départ. Aujourd’hui, on veut tout mettre en équation, plutôt que de regarder les choses de manière globale. Il existe la scientométrie : le nombre de publications, les projets financés qu’on a pu obtenir. Je pense que j’ai des paramètres comparables à certains hommes de mon âge et de mon expérience mais parfois je me heurte à des commentaires du type, il a fait ceci ou cela, or j’ai fait la même chose et il suffit de regarder les chiffres. Il y a des hommes bien plus mûrs que moi qui sont au même niveau et que j’ai du mal à convaincre de mon expertise. Ceci dit, ce n’est pas systématique : j’ai beaucoup de collègues qui voient ma valeur telle qu’elle est. Comme je suis idéaliste, je me dis qu’il y a des obstacles à surmonter et je n’y prête pas trop d’attention. »

Photo: ÚCHP AV ČR

Ne pas sous-estimer le pouvoir de médiatisation des sciences

Le 28 mars dernier a eu lieu à Prague la manifestation « L’Heure de vérité ». Plus de 1 300 personnes étaient rassemblées sur la place Jan Palach afin de protester contre l’état alarmant des Sciences humaines en Tchéquie. On parle là des Sciences humaines qui sont souvent plus mal loties que les sciences dites « dures », mais qu’en est-il du financement des sciences en Tchéquie ?

Le mouvement de protestation L’Heure de la Vérité »  (Hodina pravdy) sur la place Jan Palach,  au centre de Prague | Photo: Anaïs Chesnel,  Radio Prague Int.

« Ce n’est pas facile non plus. Comme les sciences humaines, toutes les sciences fondamentales ont accès à un financement via l’Agence nationale de financement des sciences. Je ne sais pas qu’elle est le taux de réussite pour les sciences humaines, mais pour les sciences dites ‘dures’ ou techniques, il est de 17% à 20%. Souvent, avec des collègues, on se dit qu’ils feraient mieux d’instaurer un tirage au sort… Donc on fait comme on peut, on réessaye chaque année. On essaye de trouver des financements via des projets européens : si on devient membre d’un consortium, c’est mieux financé et c’est plus prestigieux. C’est difficile et ça l’est encore plus pour nos amis des sciences humaines et je trouve cela extrêmement dommage. Or les deux sont complémentaires : et j’inclinerais plutôt à dire qu’il faudrait soutenir plus systématiquement les sciences humaines qui deviennent de plus en plus importantes au vu de l’évolution de notre société. Le climat, il faut essayer de le réparer du point de vue scientifique mais aussi du point de vue de la pensée, comme pour les guerres hybrides, l’influence déstabilisatrice de la Chine ou de la Russie. L’éthique aussi est importante en lien avec les sciences de la vie, la biologie. J’ai des collègues qui iront juger négativement les sciences humaines, mais je pense que c’est faux et qu’il faut un dialogue.

N’y a-t-il pas un paradoxe entre une mise en avant très médiatique des grandes découvertes des scientifiques tchèques et la réalité de la recherche souvent sous-financée ?

Antonín Holý | Photo: Stanislava Kyselová,  ÚOCHB

« Il y a une institution au sein de l’Académie des sciences qui n’a pas ce problème-là. C’est l’Institut de chimie organique et de biochimie dont les chercheurs sont excellents et qui font partie de consortiums internationaux. Surtout, cet institut a eu la chance d’avoir autrefois le professeur Holý. S’il avait scientifique aujourd’hui, il serait sous-financé. Il a mis trente ans à mettre en œuvre ses composés qui ont apporté tant de succès à son institut, notamment dans le traitement du SIDA et de l’hépatite C. Aujourd’hui, ils ont donc la chance d’avoir ce financement issu des grands groupes pharmaceutiques. Et en même temps, il y a de l’excellence. C’est un institut extrêmement bien financé parce que cela fait du buzz et il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de médiatisation de la science. Si on ne dit pas pourquoi on fait ce que l’on fait pourquoi tel ou tel sujet est important, c’est difficile de ne pas obtenir un financement. »

Photo: Tomáš Belloň,  ÚOCHB

Les travaux que vous menez, notamment sur ces questions de stockage d’énergie, de chaleur, ça devrait trouver un écho…

Photo illustrative: Cornell Frühauf,  Pixabay,  CC0 1.0 DEED

« Oui, cela trouve un écho. Il y a d’ailleurs un programme de l’Académie des sciences qui est global et stratégique, c’est l’AV21, qui essaye de financer un peu des sujets qui ont un impact sur la société ou pour le climat. Il y a un programme appelé Energie durable qui est bien médiatisé, qui dit ce qu'on peut faire. Cela reste difficile d’obtenir des financements car dans ce domaine-là, si nous voulons faire de la science fondamentale on nous demande si on va découvrir quelque chose, tel matériel de stockage d’énergie. Je suis en difficulté pour expliquer que cela peut se faire sur du long terme. »

La science est un cheminement…

« Oui, donc mon idéalisme se heurte à ce pragmatisme. Et pour conclure sur une note plus optimiste : c’est un domaine qui est un peu mieux financé que les autres. »