Jan Švankmajer, artiste intime qui touche à l’universel

Jan Švankmajer, photo: Barbora Kmentová

Il est difficile de résister aux films de Jan Švankmajer, ces œuvres étonnantes, provocatrices et féroces qui nous font découvrir des aspects cachés de nous-même. Ses films ont remporté de nombreux prix et il est probablement le cinéaste tchèque le plus connu au niveau international. Il est cependant aussi plasticien, marionnettiste, scénographe et poète. Les nombreuses facettes de cette personnalité complexe sont évoquées dans la grande monographie intitulée « Jan Švankmajer : Les possibilités du dialogue / Entre le cinéma et la création libre ». Le livre paru aux éditions Arbor Vitae est une oeuvre collective. Un de ses trois auteurs, Bertrand Schmitt, a répondu aux questions de Radio Prague. Voici la seconde partie de cet entretien :

Jan Švankmajer,  photo: Barbora Kmentová
Une des rencontres majeures de la vie de Jan Švankmajer a été Eva Švankmajerová. Elle a été non seulement épouse de Jan Švankmajer mais aussi sa collaboratrice artistique. Quels sont les fruits principaux de cette collaboration ?

« Ils ont été nombreux. Dès le départ il y a eu la participation d’Eva Švankmajerová au Divadlo masek (Théâtre des masques), la compagnie de théâtre que Jan Švankmajer a créée dans les années cinquante. Elle a ensuite participé au tout premier film de Jan Švankmajer ‘Poslední trik pana Schwarzewaldea a pana Edgara (Le dernier trucage de M. Schwarzewald et de M. Edgar)’ en 1964 et a collaboré en tant qu’animatrice et auteur des décors et des costumes aux plusieurs autres films. Dans les arts plastiques ils ont eu également une série d’œuvres communes dont, pour donner un exemple, ‘Le dialogue Toucher – Vue’. Jan Švankmajer a développé depuis 1974 une partie de son oeuvre qui s’appelle le ‘tactilisme’.

Eva Švankmajerová,  photo: CT
Eva Švankmajerová a été surtout peintre donc elle s’intéressait plutôt à la vue et il leur a semblé intéressant de faire une sorte de dialogue entre le toucher et la vue. (…) Il y a eu également la série d’oeuvres qui s’appellent E. J. Kostelec (Eva et Jan Kostelec) et ce sont donc des céramiques qu’ils ont fait d’une façon commune en inventant cet auteur imaginaire, qui serait un auteur hybride, moitié Jan, moitié Eva. »

Un des chapitres de votre livre est consacré à « Kunstkamera », c’est-à-dire à l’effort de Jan Švankmajer de créer son propre microcosme, à l’inspiration qu’il a puisé dans l’époque de l’empereur Rodolphe II et dans l’oeuvre d’Arcimboldo. Comment traduire le mot « Kunstkamera » et quel est le rôle de ce phénomène dans l’oeuvre de Jan Švankmajer ?

Photo: Archives de la Galerie de la ville de Prague
« Les Kustkammer ou les Wunderkammer étaient des cabinets de merveilles ou des cabinets d’art qui étaient créés souvent par des personnalités nobles puisqu’il fallait avoir de l’argent pour collecter les objets les plus rares et les plus précieux. Et la fascination de Jan Švankmajer pour le maniérisme, pour Arcimboldo et pour Rodolphe II ainsi que son interrogation encyclopédique, sa volonté d’interroger le monde dans toutes ses formes, l’a poussé à s’intéresser à ces phénomènes des cabinets de curiosité et d’art et de les reproduire dans deux films, ‘Historia naturae’ et ‘Et cetera’. Il a crée aussi un cycle d’oeuvres qui s’appelle ‘Historia naturae’ dans lequel il fait des collages de gravures ainsi qu’un cycle appelé ‘Přírodopisný kabinet (Cabinet d’histoire naturelle)’ dans lequel il a essayé de créer les animaux hybrides comme cela se faisait à l’époque des cabinets de curiosités. Et cela l’a poussé jusqu’à faire son propre cabinet de curiosités chez lui à Staňkov, à rassembler autour de lui les oeuvres que lui et Eva Švankmajerová avaient créées mais également des objets d’art africain et océanien ainsi que des oeuvres de surréalistes, par exemple. »

Vous cherchez dans le livre les sources de la création artistiques de Jan Švankmajer, les forces motrices de son œuvre dont le conflit en tant que source de dynamique vitale. Que pouvons nous dire de cette énergie du conflit ?

'Otesánek'
« Les gens qui voient les films de Jan Švankmajer et qui ne connaissent rien de son oeuvre son frappés par cette sorte d’agressivité et de violence symbolique qu’on peut trouver dans ses films. Et je pense que chez lui il y a une sorte d’obsession par rapport à ceci. Il y a un autre thème qu’on retrouve souvent dans ses films et qui est la nourriture. Or, une fois je lui ai demandé quel était le rôle de la nourriture et il m’a répondu que la nourriture est le symbole de l’agressivité humaine. Le manger, tout dévorer, par exemple son petit Otesánek, c’est cette civilisation humaine qui mange tout autour d’elle. Je pense que Jan Švankmajer interroge cette espèce d’agressivité et de violence, sous deux aspects. L’aspect négatif qu’il appelle la crise des civilisations, c’est cette énergie destructrice qui entraîne le monde vers une forme de folie ou d’autodestruction, d’autocannibalisme, dit-il d’ailleurs. Et d’autre côté, l’aspect positif de cette énergie vitale. Chez lui ces deux aspects sont liés. Et ce côté positif doit être sublimé par l’art, par la création. Je pense que si Švankmajer n’arrête pas de créer et de construire, c’est pour essayer de sublimer et de transformer cette agressivité symbolique en quelque chose de créatif. »

Pouvons-nous résumez ce que Jan Švankmajer a apporté aux arts plastiques et ce qu’il a apporté au cinéma ?

'Les Conspirateurs du plaisir',  1996
« Ce qu’il a apporté, c’est peut-être un regard particulier, la volonté de ne pas séparer les choses. Depuis un siècle, peut-être depuis deux siècles, l’art s’est spécialisé, s’est véritablement enfoncé dans une forme de partition. Jan Švankmajer refuse ceci et dit qu’un artiste est unique et peut avoir plusieurs formes d’expression. Je crois que la grande force de Jan Švankmajer c’est déjà de montrer ça : montrer qu’on peut être à la fois marionnettiste, plasticien, réalisateur de film, animateur, théoricien. Le deuxième aspect important, c’est d’avoir montré que l’art n’est pas simplement que de l’esthétique. Il n’est pas le premier à l’avoir dit. Je pense que le mouvement dada ou le surréalisme n’ont pas cessé de le dire mais les oeuvres de Jan Švankmajer n’existent pas véritablement seulement pour créer des formes, elles existent également pour être les supports d’obsessions. Et je pense que c’est aussi ce qui frappe les gens dans les films de Jan Švankmajer. Il n’est pas quelqu’un qui fait des œuvres pour divertir mais pour interpeller, pour réclamer un dialogue. Je pense que c’est justement pour ça que les gens qui voient les films de Švankmajer, peuvent être touchés. En tout cas, ce qui m’a véritablement interpellé dans l’oeuvre de Švankmajer, c’est cette sensation qu’on a quand on voit une de ses oeuvres qui a besoin d’une réponse, qu’on a besoin de répondre, que ça crée un dialogue. »

Vous avez non seulement écrit une partie de la monographie de Jan Švankmajer mais vous êtes également cinéaste et avez été son collaborateur. Qu’est-ce que Jan Švankmajer et la collaboration avec lui a apporté à votre vie ?

'Survivre à sa vie',  2010
« Oh, vaste question. Peut-être ce que je viens de dire : d’un seul coup prendre conscience que l’art est une interrogation de l’existence, que l’un et l’autre ne sont pas séparés. Et que l’art n’est pas une fuite hors de l’existence mais que c’est justement d’essayer d’interroger, de se poser des questions qu’on se pose peut-être depuis toujours. Et cette obsession, cette obstination à interroger les choses qui font que Jan Švankmajer peut passer des années sans faire de film, sans en souffrir parce qu’il va interroger ces mêmes questions sous un autre support, c’est quelque chose qui m’a profondément marqué. C’est-à-dire, comme jeune cinéaste je souffrais comme la plupart de ne pas pouvoir faire de films. Pour moi c’était quelque chose qui était assez terrible. Et je pense qu’il m’a fait comprendre que ce n’est pas forcément grave, que c’est frustrant, que c’est difficile à vivre, mais qu’il y a d’autres façon d’interroger et de répondre aux questions et que le film n’est qu’un moyen d’interroger et de répondre à ces questions-là.

La deuxième chose c’est la rencontre avec un homme qui a un univers très particulier, qui en même temps défend quelque chose de totalement personnel et intime – l’oeuvre de Jan Švankmajer est totalement intime - et elle touche à l’universel. En interrogeant l’intime, il touche à l’universel. Et c’est aussi ce qui m’a profondément marqué dans ma façon de travailler, d’essayer de trouver mes expériences personnelles qui peuvent toucher à l’universel. »