Jean-Paul Sartre et les intellectuels tchèques

Jean-Paul Sartre
0:00
/
0:00

Jean-Paul Sartre est un des hommes qui ont marqué le plus la pensée européenne du XXe siècle. Né il y a juste cent ans, il s'est imposé dans la philosophie, la littérature, le théâtre et n'a pas reculé non plus face aux défis politiques de son temps. Il a mené toutes ses riches activités qui n'ont pas été exemptes d'erreurs au nom de la liberté. Nous avons demandé d'évoquer la personnalité de ce philosophe à l'écrivain, journaliste, critique de cinéma et universitaire, Antonin J. Liehm.

Parmi les intellectuels tchèques vous avez été probablement celui qui était le plus proche de Jean-Paul Sartre. Quels étaient vos rapports avec ce philosophe et son oeuvre ?

"Quand j'étais très jeune, j'avais 22 ou 23 ans, j'ai traduit à Prague sa pièce "Huis clos". Puis j'ai lu pour la première fois "L'Etre et le Néant" sans comprendre tout mais y revenant tout le temps et c'est devenu une chose assez essentielle pour ma vie intellectuelle dans l'avenir. Ensuite, quelques années plus tard, j'ai rencontré Jean-Paul Sartre à Paris. Entre-temps j'ai déjà traduit d'autres pièces, d'autres essais et d'autres écrits de cet auteur. On est devenu, je ne voudrais pas exagérer, peut-être pas amis, mais assez proches. Et c'est comme cela que je le voyais, même quand j'étais en Amérique, chaque année, jusqu'à, à peu près, quelques mois avant sa mort."

On sait qu'il s'est rendu à plusieurs reprises en Tchécoslovaquie. Vous l'avez accompagné d'ailleurs. Quels étaient ses rapports avec les intellectuels tchèques ?

"Ses rapports avec les intellectuels tchèques ont été remarquables et très importants. Il a beaucoup influencé certains intellectuels tchèques, Milan Kundera par exemple. Jean Paul-Sartre est venu en Tchécoslovaquie sous prétexte d'assister à la première de sa pièce "Les séquestrés d'Altona" au Théâtre national de Prague. Et c'est la première fois qu'il a pu parler publiquement dans un pays de l'Est devant une grande assemblée, à la Bibliothèque municipale et aussi aux étudiants de la faculté des Lettres à Prague. Il est aussi allé à Bratislava. Et puis, à l'automne 1968, je l'ai persuadé de se rendre à la première de sa pièce "Les Mouches" qui a eu lieu après l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie."

Quelle a été donc l'attitude de Jean-Paul Sartre vis-à-vis du Printemps de Prague ?

"Magnifique. Il est venu et comme il a dit dans la préface de mon livre "Trois générations" il a été le dernier intellectuel occidental qui, à une réunion suivant la première des "Mouches" a pu condamner publiquement l'invasion soviétique et l'a qualifié de crime de guerre. Sartre était aussi membre du Tribunal Russell qui a pris l'invasion soviétique comme un des sujets de son investigation et de sa condamnation."

Dans les années cinquante, il sympathisait pourtant avec le communisme. Dans quelle mesure il a révisé ses opinions après l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie ?

"Mais il a révisé ses opinions bien avant déjà. Il y a trois Sartre, il y a même plusieurs Sartre. Il y le Sartre écrivain, il y le Sartre philosophe et il y a le Sartre, homme de situation. Sa proximité du parti communiste était aussi une réponse à une certaine situation en France. Sartre était politiquement un homme de gauche, et il cherchait naturellement des alliés, il n'est jamais devenu communiste, mais il était marxisant, et il s'intéressait beaucoup au marxisme bien que les marxistes aient condamné sa philosophie existentialiste. Après le XXe congrès du Parti communiste soviétique, pendant la période Khrouchtchev, Sartre s'est rendu plusieurs fois à Moscou, parce qu'il avait peur que ce dégel pourrait s'arrêter bientôt, et il pensait pouvoir influencer peut-être l'évolution intellectuelle là-bas. Il a peut-être surestimé son influence. Cependant, les Tchèques en ont profité dans une certaine mesure parce que, quand on a organisé à Leningrad, au début des années soixante, une conférence sur la littérature européenne, Sartre a demandé dans sa contribution à la conférence la "démilitarisation" de la culture et la "démilitarisation" de Kafka. Il a demandé pourquoi Kafka était considéré en Union soviétique et dans les pays de l'Est comme un ennemi politique tandis que c'était un grand écrivain qu'il fallait publier. Et nous en avons profité, parce que le discours avait été prononcé en Union soviétique, sans y avoir jamais été publié, et nous l'avons publié à Prague. Et c'est à ce moment-là, qu'a commencé en Tchécoslovaquie le dégel concernant Kafka. Et puis, après 1968, Sartre a préfacé mon livre "Trois générations " qui était un livre sur les intellectuels tchèques. Il a écrit une énorme préface de quarante pages qui est, à mon avis, une chose à lire si l'on veut chercher la réponse à votre question."