Josef Mysliveček, ou l’« histoire icarienne » d’un compositeur oublié (I)
Josef Mysliveček (1737-1781) est un compositeur né en pays tchèques et contemporain de Mozart. A l’époque, il fut un des compositeurs les plus acclamés d’Italie où il fit toute sa carrière, avant de tomber dans l’oubli le plus total, alors que Wolfgang Amadeus lui-même l’admirait. Il est toutefois redécouvert peu à peu, et a même eu droit à un retour en gloire en 2013 et 2014 avec la mise en scène de son opéra L’Olimpiade, 235 ans après sa première napolitaine, mais aussi avec un grand colloque consacré à son œuvre, organisé à Prague, et un concert de ses œuvres. L’Olimpiade a été tiré des oubliettes par l’ensemble Collegium 1704 et son passionnant chef d’orchestre Václav Luks. Le réalisateur franco-tchèque, Petr Václav, a lui, capté avec sa caméra les répétitions musicales de l’ensemble, dont il a tiré un documentaire, Confessions d’un disparu, beau témoignage d’une redécouverte, d’une renaissance.
« D’abord, est-ce que Mysliveček est un compositeur tchèque ? Non. Le contexte national est difficile parce que c’est un homme né à Prague, qui doit défendre la ville pendant la Guerre des Sept ans. C’est l’époque de Barry Lyndon. Il est un peu plus jeune que Beaumarchais, histoire de resituer un peu l’époque. C’est un Pragois qui est obligé de reprendre l’affaire de son père. Et ce n’est qu’à l’âge de 25 ans qu’il s’échappe, part pour Venise et va faire toute sa carrière en Italie. Donc c’est plus un compositeur italien qu’un compositeur tchèque… »
Il était surnommé Il Divino Boemo…
« Non. C’est une bêtise absolue contre laquelle je me bats depuis des années sans succès. Cela vient des romantiques tchèques, Arbes en particulier qui a écrit une nouvelle qui disait que les Italiens l’adoraient et l’appelaient ainsi. En fait, il signait ‘Boemo’. Comme il s’appelait Mysliveček, personne n’arrivait à prononcer son nom en Italie. C’est aussi son problème : Mozart, c’est plus facile à prononcer ! Il signait donc ‘Il Boemo’. »D’ailleurs, on le voit dans votre film : il y a cet archiviste italien qui n’arrive jamais à prononcer son nom !
« Oui, il arrive à le prononcer quand il le lit dans les archives mais jamais de mémoire. D’ailleurs on ne sait pas pourquoi il n’a pas changé de nom : à l’époque, ça n’aurait pas été difficile ! En Italie, il était l’auteur le plus prolifique des années 1770. Il a 14 ans de plus que Mozart. A un moment donné quand Mozart fait son ‘giro’ monumental, il est nommé chevalier par le pape, il s’intéresse à Mysliveček, son compatriote. A l’époque, c’est comme cela qu’il le ressent, il dit ‘Il est bon allemand, comme nous’. Et Mozart veut savoir comment ce compatriote sait si bien écrire pour les oreilles italiennes, pour plaire tellement dans ce pays. D’une certaine façon, Mozart voudra toute sa vie avoir la vie de Mysliveček, mais ne l’aura jamais. »
C’est ce qui est dit dans le film : Mysliveček a eu un succès énorme en Italie et Mozart n’a pas réussi à avoir ce même succès. Comment cela se fait-il ?
« Il n’a jamais réussi à obtenir des commandes… »
Mais comment expliquer que Mozart ait eu du succès ailleurs, mais pas en Italie ?
« Parce que l’impératrice Marie Thérèse d’Autriche le détestait, tout comme son père Leopold. Tout petit, Leopold traîne Wolfgang à Londres, à Versailles. Mozart y déjeune sur les genoux de la reine… A mon avis, Marie Thérèse s’est dit : que font-ils ? Ils passent leur temps à voyager… En fait, ils n’ont pas fait assez de lèche-bottes à Vienne, mais se rendaient partout. Après les premiers opéras de Mozart, ils doivent revenir, contre leur gré, en Autriche. Eux, veulent aller en Italie. Un des fils de Marie Thérèse veut d’ailleurs les inviter en Toscane, et elle dit non. Elle a brisé sa carrière en Italie, mais Mozart ne l’a jamais su. »Pour revenir à Mysliveček qui nous intéresse, pourquoi a-t-il été oublié ? Est-ce le génie de Mozart qui l’a relégué dans l’ombre ?
« Bien entendu. Et Mozart est allé plus loin aussi : il a eu la chance d’avoir Da Ponte avec lequel il a pu écrire Don Giovanni qui est bien plus puissant que ce qu’a pu écrire Metastase, le librettiste de Mysliveček. Ce n’est pas que Metastase était suranné, mais disons que le miracle ne s’est pas produit entre les deux. Ensuite, il y a le problème de la musicologie allemande qui privilégiait Mozart. Et puis, avec la fin des royautés, le genre de l’‘opera seria’, l’opéra sérieux est tombé dans l’oubli. On a tous appris que c’était un genre assez mauvais avec lequel il fallait en finir. Quand j’ai commencé à m’intéresser à Mysliveček, j’ai été tout de suite intéressé par l’histoire icarienne de cet homme qui s’arrache à la pression familiale, qui sur le tard, à l’âge de 25 ans, se rend en Italie, fait une carrière fulgurante au bout de quatre ans. Il écrit pour les plus grands chanteurs de l’époque, pour le plus grand théâtre au monde, San Carlo. Il voyage partout : Naples, Turin, Venise etc… Il est toujours en mouvement, n’a jamais eu d’appartement. Il a énormément travaillé, a remporté un grand succès, et pourtant rien n’était jamais assuré : si l’opéra faisait un four, il risquait de se retrouver sans rien. D’ailleurs il était toujours endetté. »
On a quand même l’impression que c’était le lot des compositeurs à l’époque : Mozart, ça n’était pas mieux…
« Oui, ce n’était pas mieux. Et ce n’était pas si bien payé que cela. Comme ils voyageaient sans cesse, ils devaient avancer de l’argent tout le temps. C’était une vie difficile… Donc je me suis intéressé à l’histoire de l’homme. Après, je me suis demandé ce que j’allais faire si je découvrais que la musique n’était pas très bien. Est-ce que je vais pouvoir baser le film sur la musique ? Parce que les enregistrements sont rares et souvent pas très bons. J’ai donc commencé à travailler avec Václav Luks qui est un chef d’orchestre magnifique et le plus grand connaisseur de la musique de Mysliveček à l’heure actuelle. On est allés ensemble consulter les archives : je l’ai retrouvé une fois à Paris, puis il est allé me voir à Rome quand j’étais à la Villa Médicis. Il m’a amené le manuscrit de l’Olimpiade dont la partition a été écrite à l’époque où Mysliveček n’a plus de nez, il est totalement détruit par la syphilis. Václav Luks me joue quelques morceaux de l’Olimpiade sur un piano, il chante quelques airs, et je me dis que c’est grandiose. Puis, avec les répétitions, j’étais scotché ! C’est une musique excellente… J’ai compris que tout le mal qu’on nous avait dit de l’opéra sérieux n’était pas vrai, que c’était quand même quelque chose de puissant. Quand vous lisez le livret de Metastase, vous vous dites que ce conflit un peu fabriqué est un peu bizarre, mais en fait c’est une erreur. Quand arrive la jonction entre le texte et la musique, c’est absolument fascinant. »En quoi Mysliveček est-il novateur selon vous ?
« Il était très fort dans les récitatifs accompagnés parce que quand vous prenez l’Olipiade de Pergolèse, tous les récitatifs sont secs. Or Mysliveček arrive avec ce récitatif très passionné, accompagné… Et celui qui ne connaît pas bien l’opéra, à mon avis, il ne peut pas savoir si c’est un air, une ‘cavatina’. Pour lui l’acteur chante, et il est déjà dans l’émotion. C’est pour cela aussi qu’il était respecté par Mozart. C’est un grand dramaturge, un très bon psychologue. Il s’intéressait à la façon d’exprimer les émotions humaines, les passions… Il l’a fait très bien et l’a introduit dans la musique. C’est pour cela que c’est très fort. D’ailleurs quand vous connaissez bien l’opéra de Mysliveček L’Olimpiade, et que vous allez voir quelques airs chantés par une grande chanteuse, mais juste à l’occasion d’un concert, cette compréhension du contenu n’y est pas. Elle chante juste un air. Mais quand c’est vraiment travaillé, quand l’acteur sait qui est le personnage, ça prend des proportions totalement différentes. C’est pour cela que c’est aussi passionnant. »Justement, c’est assez étonnant en fait quand on regarde votre film. On est tout de suite mis dans l’ambiance avec ces scènes de répétition, et l’impression que l’on a, étonnamment, c’est d’être en face d’un concert de rock ! Même si ce n’est pas forcément le bon terme… Est-ce l’effet de la musique, du montage, de Mysliveček, de l’interprétation ?
« Dans ce documentaire-là, oui. On l’a cadré de telle façon que ce ne soit pas snob ou guindé. Parce que quand on dit le mot ‘opéra’, on se dit tout de suite que ça va être rasoir. On a tourné les images de manière moderne. Mais aussi, je pense que même à l’époque, comme le cinéma n’existait pas, cette jonction de la musique et des effets spéciaux, de la lumière, de la narration, ça devait fasciner les gens ! Tout comme aujourd’hui tout le monde est fasciné par le cinéma. Mozart, quand il dit : ‘je pleure, je n’en peux plus, cela fait cinq ans qu’on ne m’a pas commandé d’opéra…’, sa réaction compréhensible, car c’était très attirant. D’une part parce que c’était la plus grande reconnaissance sociale d’un compositeur, mais aussi parce que, comme avec le cinéma, on touche à cette fascination de l’homme pour une histoire racontée avec des mots, de la musique et des images. »