« Jouer dans une autre langue, c’est déjà porter un masque »
Salle comble lundi dernier, au petit théâtre Bez Hranic (Théâtre Sans frontières), dans le IVe arrondissement de Prague pour la troupe amateur de Dan Samek, professeur d’italien et de français. Celle-ci, composée de Tchèques mais également de deux Italiens, d’un Roumain et d’un Slovaque, a interprété le célèbre Avare de Molière, en français, une représentation entrecoupée d’inter-scènes en tchèque où tout le monde a pu y trouver son compte. Loin des perruques et des souliers de la cour du roi Soleil, Dan Samek nous a parlé de son adaptation contemporaine de la pièce. Avant cela, il est revenu sur la genèse de cette troupe originale :
Vous avez joué trois autres pièces avant celle-ci. Est-ce que vous pourriez nous en parler et nous expliquer pour vous avez choisi l’Avare pour votre quatrième représentation ?
« L’idée de faire du théâtre amateur dans une langue qui n’est pas la mienne m’est venue il y a quatre ans alors que je travaillais pour une école de langue, pour laquelle je continue d’ailleurs de travailler, qui enseigne l’italien. Comme il y a une forte tradition théâtrale liée à l’Italie et surtout une pièce, Il servitore di due padroni (Le valet des deux maîtres) de Carlo Goldoni très connue en République Tchèque, et comme j’enseignais l’italien, je me suis dit que ce serait intéressant de la jouer en italien. Goldoni l’a écrite au XVIIIe siècle en utilisant le dialecte vénitien donc pour que mes élèves, qui sont des adultes suivant des cours de langues dans des écoles privées pour leur travail ou par plaisir, puissent la jouer, on a adapté le texte. On a réussi à mettre en scène cette pièce qui est assez longue, même si c’était un travail difficile. Mais grâce à cette représentation, mes élèves ont beaucoup appris et amélioré leur langue et ça a créé une dynamique dans le groupe que j’ai beaucoup appréciée. J’en ai fait aussi deux autres dont Cavalleria rusticana, un opéra plus court et donc beaucoup plus facile. Et pourquoi L’Avare ? Et bien parce que L’Avare et Molière sont très connus en République tchèque et que moi-même je l’aime beaucoup. Il y avait des scènes que je rêvais réaliser comme la scène de l’Acte 5 où il y a un malentendu entre Harpagon qui parle de sa cassette et Valère qui parle d’Elise, la fille de son maître qu’il désire épouser. »Comment se sont déroulées les répétitions de votre troupe amateur ?
« Ce que j’aime beaucoup - et ce que j’avais fait pour les trois premières représentations et que j’ai réitiré pour L’Avare - c’est de faire des répétitions dans la rue ou bien à la gare, en tous cas dehors, si le temps le permet. Ça fait un drôle d’effet aux passants qui sont assez étrangement émerveillés et ça pousse les acteurs à s’habituer au regard des autres. Le regard des autres est toujours une chose qu’on craint quand on joue et qu’on n’est pas acteurs. Ils ont tous accepté et on a fait des répétitions à la gare centrale de Prague, notamment dans le hall Fantova kavárna qui est un joli espace de style art nouveau du début du XXe siècle. Ça fait de jolis souvenirs ! En outre, comme à la gare l’acoustique n’est pas très bonne, avec les trains qui arrivent et qui repartent, ça a été un bon exercice de prononciation et de récitation. »Est-ce que c’est compliqué de jouer dans une autre langue que la sienne et qu’est-ce que cela peut apporter ?
« Oui, bien sûr ce n’est pas très facile mais il y a quand même des avantages. L’avantage consiste surtout en un masque. Quand on parle une langue étrangère ce n’est pas vraiment nous qui parlons, c’est comme si nous étions protégés par cette langue. On joue dans une langue qui n’est pas la nôtre et on sait déjà que le public sera clément vis-à-vis de nous, rien que pour le courage qu’on a eu. Mais en même temps, ça apporte des difficultés notamment avec le français qui est une langue très difficile en termes de prononciation, de sons qui ne sont pas les nôtres. Mais je pense que c’est justement en le faisant qu’on améliore sa prononciation et le but de notre activité est didactique. Les gens peuvent apprendre une langue à travers le théâtre. Parler une langue ne signifie pas seulement connaître la grammaire, connaître les mots et savoir créer des phrases, mais c’est aussi se sentir à l’aise dans une langue. C’est-à-dire que si je parle avec un Français et que je crains qu’il puisse me juger, j’aurai du mal à m’exprimer. Mais si je parle avec un Français et je sais que j’ai joué une pièce qui est importante pour sa culture, je vais me sentir beaucoup plus à l’aise. »
Cette pièce a-t-elle été longue à préparer ?
« Oui et non. A partir de septembre-octobre 2018, nous avons commencé à nous retrouver une fois par semaine en nous disant qu’on avait du temps, que demain était loin. Mais après nous nous sommes rendu compte que la date de la première était de plus en plus proche et les séances ont été plus fréquentes : trois fois par semaine, surtout à partir du mois de mai. Donc nous avons a réussi à tout apprendre au total en quatre mois. »
Pourquoi avoir fait le choix de réécrire la pièce ?
« La pièce a été jouée pour la première fois le 9 septembre 1668, soit à la même date que notre représentation cette année. C’est quand même un français assez vieilli, assez démodé. On a modifié un peu le texte, mais pas énormément. Par exemple, au lieu d’utiliser la négation ‘point’ on a utilisé le mot ‘pas’. Mais on a aussi essayé de rendre le texte plus souple, de le raccourcir : comme c’est un texte baroque, il est très long. Il fallait aussi rajouter les inter-scènes en tchèque pour que les non-francophones puissent suivre l’intrigue : on ne voulait pas que le public soit au théâtre pendant quatre heures. Et on s’est amusé à faire ces changements et à remplir le texte de références contemporaines, politiques ou non, justement pour captiver un peu l’attention du public. Mais en même temps ça nous a permis d’exprimer un peu notre avis sur ce qui se passe en République tchèque, ce qui n’était pas le but principal mais plutôt un produit dérivé de notre activité. En ce qui concerne les références françaises, on se disait que ce serait sympa dans la scène où Cléante s’oppose à son père Harpagon, de lui mettre un petit gilet jaune pour marquer un peu cette révolte. »Il manquait un acteur dans votre pièce. Une personne est venue à la fin pour improviser le rôle d’Anselme. Est-ce que vous prévoyez de refaire ce genre d’interventions dans des pièces futures ?
« Je pense que oui parce que c’était sympathique de communiquer comme ça avec le public. C’était quand même prévu deux semaines avant le spectacle. J’avais du mal à trouver Anselme et je ne savais pas comment résoudre cette situation et un jour, j’ai pensé ‘Tant pis, je vais demander à quelqu’un dans le public’. C’est une chose que j’avais envie de faire dans les pièces précédentes et je pense que ça a bien marché avec L’Avare. Je voudrais le refaire, peut-être avec des spectateurs, de manière spontanée, improvisée. J’aimerais bien demander à quelqu’un s’il aurait le courage de monter sur scène et de participer à la pièce, à condition bien sûr qu’il s’agisse d’une courte intervention. »