Alsu Kurmasheva : « Après ma libération, j’ai lu les lettres de prison de Václav Havel »

Alsu Kurmasheva

Soutenue par la diplomatie tchèque et par de nombreuses organisations de défense des journalistes comme RSF, la journaliste russo-américaine basée à Prague pour Radio Free Europe, Alsu Kurmasheva, a été libérée par la Russie le 1er août dernier à la suite du plus grand échange de prisonniers politiques avec les Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide. Mère de deux enfants, Alsu Kurmasheva avait été arrêtée par les autorités russes lors d’une visite à sa mère malade en octobre 2023 et condamnée à six ans et demi de prison en juillet dernier pour ne pas s’être enregistrée en tant qu’« agent étranger ». Trois mois après sa libération et ses retrouvailles avec sa famille, Alsu Kurmasheva s’est exprimée – dans un excellent tchèque – au micro de nos confrères de la Radio publique tchèque. En voici quelques extraits.

Alsu Kurmasheva à Prague | Photo: Zuzana Jarolímková,  iROZHLAS.cz

« Je me sens en sécurité et c’est ce qui est le plus important pour moi. Je suis libre, et je me sens exactement comme je viens de le dire. Je suis libre de me réveiller le matin quand je le veux ou quand j’en ai besoin. Je suis libre de sortir quand je veux, avec qui je veux et de revenir. Je suis libre d’ouvrir et de fermer des portes. C’est vraiment très important. Ce sont des choses auxquelles on ne pense pas d’habitude, mais c’est très important pour moi. »

Comment s’est déroulé votre retour ? Comment se sont passées vos retrouvailles avec votre famille, votre mari et vos enfants ?

« J’ai toujours imaginé ce moment. J’en ai même rêvé plusieurs fois : moi, descendant de l’avion, tendant une valise blanche à mon mari, ôtant mes vêtements blancs et propres, et puis, nous partions ensemble. Il prendrait ma main, nous nous éloignerions sans jamais nous retourner. Et arrivés à la voiture, les enfants m’attendaient. En fait, c’était très similaire. La première fois que j’ai fait ce rêve, c’était en hiver. L’hiver dernier en Russie a été extrêmement rude, il faisait -30 degrés. Dans notre cellule, le chauffage ne fonctionnait pas depuis plusieurs jours. J’ai cru que j’avais des hallucinations, parce qu’en hiver, la phrase ‘échange possible’ n’existait pas du tout. Je n’arrivais pas à imaginer comment j’allais être libérée, l’avenir était plutôt sombre. L’hiver a donc été dur pour moi, mais ce rêve que j’ai fait plusieurs fois m’a permis de tenir le coup et m’a donné de l’espoir. C’était donc un moment heureux. »

Alsu Kurmasheva,  a été libérée par la Russie le 1er août dernier à la suite du plus grand échange de prisonniers politiques avec les Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide | Photo: Eric Gay,  ČTK/AP

Est-ce que ces retrouvailles correspondaient à ce dont vous aviez rêvé ?

« C’était magnifique. C’était tout ce que j’avais imaginé et bien plus encore. J’étais loin de me douter de tout ce qui se passait autour de moi, dans le monde libre, de tout ce qui était entrepris pour me libérer. Cela fait trois mois que je suis libre et même aujourd’hui, je ne connais pas tous les détails. C’est pourquoi il est très important pour moi de rencontrer toutes les personnes qui ont œuvré à ma libération et d’en savoir plus sur la façon dont cela s’est passé. C’est très intéressant pour moi. »

Quand avez-vous eu l’impression que quelque chose bougeait ? Qu’il y avait une possibilité d’échange de prisonniers à l’horizon ?

« Au printemps, à la fin du mois de mars. La communication avec les enquêteurs a changé. Ils ont laissé entendre qu’il pourrait y avoir un échange. Je savais qu’il y avait d’autres Américains comme Evan Gershkovich, Paul Whelan... Je savais qu’ils étaient détenus depuis longtemps et qu’ils auraient probablement la priorité, donc j’avais peu d’espoir pour un échange me concernant. Mais je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose, les enquêteurs m’avaient donné un indice. Mais ils m’ont dit que je devais d’abord passer en jugement. »

Comment s’est déroulé le Jour J ? Quels étaient vos sentiments à ce moment-là ?

Paul Whelan,  Alsu Kurmasheva,  Evan Gershkovich  (les trois au milieu) avec leurs familles | Photo: Eric Gay,  ČTK/AP

« Cette fois-ci c’était clair. Mais j’étais sous le choc, je n’arrivais même pas à parler. Evan Gershkovich était assis derrière moi. Je l’ai salué du regard et nous n’avons pas pu parler pendant encore longtemps. Même dans l’avion, nous n’arrivions pas à parler parce que nous étions tous sous le choc. C’était donc ça le jour J. Il pleuvait beaucoup à Moscou et, bien sûr, j’étais très émue. Toutes sortes de pensées me traversaient l’esprit sur ma vie. Même aujourd’hui, tant de mois plus tard, je n’arrive pas à être sereine quand je vous en parle... Je n’ai pas quitté ce pays comme je l’avais imaginé. Pendant plus de vingt ans, j’y suis retournée pour rendre visite à ma famille, à ma mère, pour ma culture, pour le tatar qui est ma langue. C’est mon pays, c’est là où j’ai grandi. Mais ce pays ne veut pas de moi. »

Pendant votre détention, avez-vous subi des mauvais traitements ? Comment l’administration pénitentiaire russe se comportait-elle avec vous ?

« Ils m’ont humiliée, menacée. Ils ont menacé mes enfants, ma famille. Je ne sais pas comment c’est en Tchéquie, mais en Russie, les femmes détenues sont guidées par la peur. Elles ne bénéficient pas du même soutien que les hommes en matière de liberté. Presque tous les hommes détenus à Kazan ont une épouse, une petite amie ou au moins une mère qui les soutient, qui les attend. Les femmes n’ont pas cela. Les femmes qui se retrouvent en détention n’ont personne qui les attend, parce que la plupart d’entre elles ont des enfants à l’orphelinat, ou des problèmes avec leur famille, avec leur mère, avec leur père. J’ai croisé tant de destins. Là-bas, chaque femme se concentre sur le moment présent, là maintenant... Après ma libération, j’ai lu les lettres [de prison] de Václav Havel. J’ai beaucoup aimé la façon dont il décrit le sort de chaque personne en détention. A chacun, chacune son fardeau. Tout le monde a son propre fardeau et personne ne veut celui des autres. Donc nos conversations de détenues se limitaient aux enfants, aux voyages, à la nourriture, et c’est tout. »

Trois mois après votre libération, comment voyez-vous l’avenir? Avez-vous l’impression d’avoir évolué depuis ce moment crucial de votre vie ?

Alsu Kurmasheva | Photo: Zuzana Jarolímková,  iROZHLAS.cz

« Oui, je suis allée de l’avant, j’ai évolué. Aujourd’hui, je réfléchis à ce que je vais faire à l’avenir et à la manière dont je vais utiliser mon expérience. En ce moment, je soutiens les familles d’autres journalistes de Radio Free Europe qui sont en détention. Ils sont quatre à l’heure actuelle. Ihar Losik et Andreï Kuznichek sont détenus au Belarus. Nous n’avons eu aucun contact avec Ihar depuis quatre ans. Nous ne savons même pas s’il est en bonne santé, de quel type d’aide il a besoin. Il y a aussi Vladyslav Yesypenko en Crimée. Il n’a pas vu sa famille et sa petite fille depuis trois mois. Il y a aussi un collègue qui est détenu en Azerbaïdjan depuis le mois de mai. Sa petite fille est née, il ne l’a probablement pas vue non plus. Je sais exactement ce que vivent les familles : chaque matin, elles se réveillent et n’ont qu’une idée en tête : que puis-je faire de plus pour mon mari ? J’essaie donc de mettre à contribution mon expérience personnelle pour leur venir en aide. »

Auteurs: Matěj Skalický , Anna Kubišta | Source: iROZHLAS.cz
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