La perception de la littérature tchèque dans les pays francophones
La littérature tchèque et ses traductions en français (1989-2020) - tel est le titre d’un ouvrage publié récemment par la Bibliothèque morave de Brno. Outre un catalogue d’auteurs et de titres tchèques traduits en français et les textes de l’historien de la littérature Tomáš Kubíček et de la bibliographe Lenka Pokorná Korytarová, le livre comprend une étude pertinente de Xavier Galmiche, bohémiste et professeur à la Sorbonne, sur la perception et la réception de la littérature tchèque par le public francophone. Xavier Galmiche a bien voulu commenter les idées maîtresses de son étude au micro de Radio Prague International.
La verveine et la passiflore
Au début de votre étude vous reprenez la métaphore du journaliste et écrivain suisse William Ritter qui a comparé Prague et son climat culturel à la verveine et à la passiflore. Pourquoi la verveine et pourquoi la passiflore ? Qu’est-ce qu’une telle comparaison peut nous apprendre sur la perception de la culture et notamment de la littérature tchèque dans les pays francophones ?
« William Ritter était un critique et journaliste de l’époque, disons, un peu décadente, art nouveau, et il était frappé par la coexistence à Prague, qu’il aimait beaucoup, entre un côté, je dirais, débonnaire d’une ville simple, presqu’une ville de province - et une image compliquée. C’était le côté verveine, les odeurs délicieuses et suaves de chez nous et de l’autre côté l’image compliquée de la passiflore, cette fleur très belle où se dessine, le mot le dit, l’image du crucifix, la fleur de la passion. C’est l’idée que Prague, et pas seulement Prague, la culture de Bohême est une culture compliquée. Il avait en tête en particulier, je pense, la complexité, disons, ethnico-linguistico-culturelle, la coexistence des Tchèques, des Allemands et des Juifs. C’était une sorte de ville qui était une énigme permanente. Il y a ces deux faces chez lui. Donc pour nous il reste la question de savoir si cette perception très contrastée de la culture tchèque reste actuelle. »
Le club des cinq
La liste des traductions en français de livres tchèques est dominée par cinq auteurs - Čapek, Hašek, Havel, Hrabal et Kundera. Comment expliquer le succès de ces écrivains? Peut-on trouver un dénominateur commun de ces auteurs qui sont quand même des personnalités bien différentes ?
« C’est le résultat d’un recollement strictement statistique. Si l’on compte le nombre d’ouvrages traduits et publiés, et aussi si l’on rajoute le critère des rééditions qui est très important, on arrive à ce que j’ai appelé le club des cinq. Ce sont des classiques très consensuels. Ces deux premiers, Čapek et Hašek, sont ceux qu’on apprend presque dans les classes, en Tchéquie. Et même en France, pour peu qu’on parle de la littérature tchèque, on parle toujours de ces auteurs canoniques. Et ces trois derniers, Hrabal, Havel et Kundera, viennent vraiment de ce qui a émergé de la connaissance de la littérature tchécoslovaque de la fin de la période communiste. On peut dire qu’il y a toujours une sorte de prévalence dans la perception pour les prosateurs et puis, ce qu’il y a de très massif comme phénomène, c’est que tout cela jusqu’à maintenant, ce sont les auteurs qui se sont fait connaître avant 1989. Et la leçon la plus importante et peut-être pas très agréable à entendre, c’est que personne dans les dernières trente années n’a réussi à être reconnu vraiment comme un auteur canonique. »
Le mur d’indifférence
Votre étude est consacrée aux traductions réalisées à partir de 1989, c’est-à-dire à partir de la chute du régime communiste et du retour à la démocratie et vous constatez que l’espoir d’un regain d’intérêt pour la littérature tchèque ne s’est pas réalisé. Vous vous interrogez donc sur les raisons de cette évolution en somme assez décevante. Quelles sont donc ces raisons? Quelles sont vos conclusions ?
« Mon raisonnement, c’est qu’en remontant loin dans le passé, la littérature tchèque a eu plutôt de la chance. C’est-à-dire, c’est une petite littérature d’Europe centrale qui n’avait pas grand-chose pour se faire connaître du public francophone et puis, à cause de certains éléments au XIXe et puis au XXe siècle, a dépassé en renom et en prestige ce que le poids géopolitique du pays lui garantissait. Une fois la révolution de Velours passée, on attendait une floraison de relations, qui a eu lieu un peu dans les années 1990. On s’attendait à une sorte de concorde, d’amitié et de connaissance mutuelle. Je peux en parler parce j’étais témoin et co-acteur de cette évolution.
Et en fait, ce à quoi on a assisté, c’est un désintérêt brutal après la vague d’adhésions à l’Union européenne qui a eu lieu dans les années 2000. J’appelle ça l’indifférenciation, c’est-à-dire, tout d’un coup dans cette Europe à vingt-huit, maintenant on n’est plus que vingt-sept, tout le monde est un peu pareil. Il n’y a que de très petites différences, on n’a plus finalement beaucoup d’intérêt à découvrir ces petites différences. Donc l’indifférenciation, c’est aussi une sorte d’indifférence croissante, ça concerne beaucoup des rapports multilatéraux à l’intérieur de l’Europe et donc ça concerne par excellence cette curiosité un peu émoussée entre les littératures tchèque et française. »
Ivan Klíma et Jáchym Topol
Quels ont donc été pendant ces trente dernières années les auteurs tchèques les plus traduits en français? Quels sont les thèmes susceptibles d’éveiller encore l’intérêt des lecteurs francophones?
« On retrouve sur la question des statistiques toujours cette logique de masses. Finalement, les auteurs les plus traduits sont ceux qui ont commencé à être connus dans les années 1980. Kundera, c’est plus compliqué parce qu’il écrit en français à partir d’une certaine époque, et, par définition, il n’est plus traduit. Et puis c’est Hrabal et Havel qui sont les plus traduits.
Après, vous avez des auteurs qui sont traduits un peu mais cela ne marche pas très bien. Il s’agit des auteurs, comme par exemple Ivan Klíma, qui avait tout pour faire une carrière de masse, devient un auteur assez connu d’une petite partie du public mais, dès les années 1990, il ne franchit plus une sorte de barrière qui sépare les auteurs reconnus et les auteurs vraiment connus.
Et il est intéressant de suivre les auteurs contemporains. On peut prendre l’exemple de Jáchym Topol qui a été relativement beaucoup traduit et qui a cet immense avantage qui est l’appui d’un éditeur. Il a été diffusé en particulier par la maison Noir sur Blanc qui suit beaucoup d’auteurs d’Europe centrale, surtout des Polonais, mais aussi des Tchèques. Donc, lui, c’est pareil à part que c’est pire. Il a de bons traducteurs à son service, en particulier Marianne Canavaggio, et en fait il reste un auteur confidentiel. Et ça c’est le grand problème de la littérature tchèque. Même si vous êtes un bon auteur avec un éditeur engagé et de bonnes traductions, vous restez un auteur pour les happy few, pour des gens cultivés voire très cultivés en France et cela ne dépasse pas ce milieu sociologique finalement limité. »
La traduction, une discipline féminisée
Vous parlez dans votre étude du rôle souvent ingrat du traducteur. Est-ce que cette situation connaît aussi une certaine évolution et dans quel sens ?
LIRE & ECOUTER
« Cette situation est ingrate surtout économiquement, c’est-à-dire, la traduction est très mal payée. L’évolution sociologique majeure sur les deux époques, c’est-à-dire avant 1989 et la période dont il est question dans cet ouvrage, c’est-à-dire à partir de 1989, c’est la féminisation des équipes de traducteurs. Ce sont des traductrices qui sont les plus connues et qui font la plus grande partie du travail. En particulier la plus connues de toutes, Erica Abrams qui a en plus des mérites d’éditrice. Mais il y a Barbora Faure, Marianne Canavaggio, Christine Laferrière et d’autres. Alors, cette féminisation, comme vous le savez, est ambigüe. On peut être content qu’il y ait une féminisation du monde du travail en général mais souvent, comme dans l’enseignement dont je pouvais aussi parler, la féminisation est aussi le signal de paupérisation professionnelle. C’est-à-dire, ce sont souvent des secteurs qui ne sont pas assez rémunérateurs ou socialement prestigieux pour attirer encore les hommes. »
Un regain d’intérêt pour la littérature tchèque ?
Dans l’introduction du livre La littérature tchèque et ses traductions en français l’historien de la littérature Tomáš Kubíček constate qu’il y a un regain d’intérêt pour la littérature tchèque en France. Que peut-on dire, en connaissance des tendances actuelles, sur l’avenir de la réception de la littérature tchèque dans les pays francophones?
« La question est bien sûr plus large. Que va devenir l’interconnaissance des littératures en Europe ? Et on retombe sur cette question d’indifférenciation et d’indifférence croissante. Et il faudrait aussi que les Tchèques soient un peu motivés par le fait d’exporter leur littérature. Cela n’a pas été toujours le cas au niveau officiel et en cela, je pense, on peut être d’accord avec Tomáš Kubíček, qu’il y a un effort très clair depuis quelques années de mettre le paquet pour faire sortir quelques noms de cette ignorance. Par ailleurs, il existe un phénomène favorisé par la coexistence des réseaux du livre classique sur le papier et de l’Internet. Ce sont des niches des gens qui se retrouvent par un groupement d’intérêt. La poésie et le genre fantastique aussi regroupent une espèce de tribus, des gens qui se recommandent mutuellement des lectures et là, très clairement, la littérature tchèque trouve parfois des voix tout-à-fait insoupçonnées pour se faire connaître. »