La chanson engagée ou la flambée d’optimisme obligatoire
Il existe dans la musique tchèque du XXe siècle un chapitre qui correspond à la période commençant juste après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et s’étalant aux années 1950. Cette époque a été marquée d’une part par la liberté retrouvée et l’optimisme d’après-guerre et d’autre part par la rechute vers un nouveau totalitarisme et les aberrations staliniennes. Elle a eu cependant, elle aussi, sa vie culturelle, ses compositeurs, sa musique et ses chansons.
Aujourd’hui, cette partie de la vie culturelle tchèque du XXe siècle est quasi oubliée. Pourtant les générations ayant vécu dans les années quarante, cinquante et soixante se souviennent encore de ces chansons engagées avec lesquelles le régime leur rebattait les oreilles. Ces chants patriotiques ou franchement politiques qui retentissaient en de nombreuses occasions et qu’on chantait surtout lors des défilés des revues militaires des 1er et 9 mai, Jour de la libération, restent gravés dans leur mémoire. Ces gens ont cependant déjà oublié avoir d’abord chanté ces chansons avec plaisir.
Les innombrables manifestations de gratitude à l’Armée soviétique, gratitude d’abord réelle et sincère, ont progressivement dégénéré en un formalisme souvent rébarbatif et ridicule. Après août 1968 et l’invasion de la Tchécoslovaquie par la même armée qui l’avait jadis libérée, ces chansons et tout ce répertoire sont devenus pour beaucoup franchement inacceptables. Le libérateur est devenu occupant et chanter la gratitude à l’Union soviétique avait désormais un arrière-goût de collaboration.
Tout cela est aujourd’hui du passé et nous pouvons jeter sur ce folklore politique un regard désabusé et plus objectif. Dans les premières années après la guerre, il y a eu toute une pléiade d’artistes qui ont apporté leur contribution à ce répertoire. Déjà dans l’entre-deux-guerres, de nombreux artistes et intellectuels tchèques de gauche manifestaient leurs sympathies pour l’Union soviétique. Cette russophilie ou plus précisément soviétophilie s’est épanouie avec d’autant plus de force après la guerre et a aussi touché le domaine de la musique. Dans son livre « La musique dans les pays tchèques », le musicologue Guy Erismann évoque plusieurs compositeurs de talent qui ont volontiers suivi cette tendance :
«Ces compositeurs et quelques autres furent influencés par un aîné Václav Dobiáš (ayant vécu entre 1909 et 1978), très engagé dans l’idéologie officielle. Ainsi s’explique la double attirance vers les compositeurs russes les plus célèbres de l’époque, à la personnalité incontestable, Serge Prokofiev et Dimitri Chostakovitsch, en même temps qu’un penchant obligé pour la musique de circonstance. Leur héritage est loin d’être négligeable bien que certains autres compositeurs de la même génération aient su rompre avec le conformisme que prêchaient les cercles officiels.»
Tout un répertoire de chansons de masse, chansons engagées, voit le jour. Les compositeurs comme Václav Dobiáš, Radim Drejsl, Jan Seidl, Ludvík Podéšť mettent en musique non seulement des vers de circonstance mais souvent aussi des poèmes de qualité. Parmi les paroliers de leurs chansons figurent même des personnalités qui trônent sur le Parnasse de la poésie tchèque – Vítězslav Nezval, František Halas, Josef Kainar, Vilém Závada et aussi Pavel Kohout, poète très officiel du régime communiste qui finira par en devenir un critique implacable avant de passer à la dissidence. C’est lui qui signe les paroles de la chanson de Ludvík Podéšť « Demain on dansera partout », chanson qui deviendra plus tard un véritable symbole de l’optimisme obligatoire des années cinquante: Parfois se glisse aussi dans ce répertoire de circonstance une chanson plus ancienne, qui n’a rien à voir avec le faux optimisme et a été créée à une époque et dans une situation bien différentes. Tel est le cas de « Le monde est à nous », principale mélodie du film du même titre de 1937, film dans lequel le duo des clowns intellectuels Voskovec et Werich et leur compositeur attitré Jaroslav Ježek cherchaient à donner une image plus amusante et plus optimiste d’un monde guetté par le cataclysme mondial.