La confession de Miloslava Holubova

"Ah, ces tournants grandioses de notre histoire - 1918, 1938, 1948, 1968 - tout cela dans un seul siècle. Tant de significations, tant d'interventions dans l'existence, tant de différences - n'est ce pas trop pour vivre et pour comprendre dans une seule vie?" Cette question est posée par Miloslava Holubova dans ses Mémoires. Son livre ne retrace pas cependant qu'une seule vie. On peut dire qu'il résume aussi l'histoire de son pays au cours du 20ème siècle. C'est une autobiographie, certes, mais une autobiographie qui ne cesse d'absorber et de refléter les vicissitudes, les courants et les événements de l'histoire. C'est un témoignage de l'évolution sentimentale et politique d'une femme, de la maturation d'un esprit dans lequel se marie une grande sensibilité avec des aspirations intellectuelles. Mais c'est aussi tout simplement l'histoire d'une femme à la recherche de l'amour, le bilan des moments de bonheurs et de déceptions. Cela rend le livre très captivant et explique, aussi, son succès dans le monde littéraire.

"Sans doute, le sort de Miloslava Holubova, écrit le critique Jiri Penaz, pourrait nous donner matière à méditer sur la condition de la femme instruite et cultivée en Bohême au 20ème siècle, c'est-à-dire sur la vie de famille et le climat culturel dans la société tchèque et morave d'avant-guerre, sur la façon dont cette société travaillait pour son développement spirituel..."

Miloslava Holubova est née en 1913 dans la famille d'un ingénieur qui possédait une fabrique chimique. Les années passées au sein de la famille au lendemain de la Première Guerre mondiale sont les années de bonheur. Elle comparera certains souvenirs de cette époque-là à une île paradisiaque." Je prenais les années de l'école communale et du lycée comme un oiseau qui démêle ses plumes. Mes souvenirs ne sont alourdis d'aucun problème, d'aucun souci. S'il y en avait, on les oubliait vite - un bras cassé a été vite guéri, des maladies n'ont pas fait de dégâts. Et je vivais comme ce petit cochon avec une marguerite dans la bouche dans un vieux livre de contes pour enfants ou, pour citer ma mère, comme un oiseau sur sa branche." En réalité, cette enfance n'est pas aussi idyllique et les conflits assourdis et cachés sous cette apparence de calme et de bonheur finiront par se manifester et aboutiront au divorce des parents de Miloslava. Et puis, l'histoire fait une série de coups de théâtre avec le traité de Munich, l'occupation de la Tchécoslovaquie, l'établissement de la dictature communiste en 1948 et la répression politique des années 50. Miloslava se marie et c'est une erreur qu'elle tâche de réparer par le divorce, au lendemain de la guerre. Après le coup de Prague, en 1948, le frère et la mère de Miloslava s'exilent et la jeune femme, mère d'un petit garçon, est emprisonnée. On l'accuse d'avoir aidé ses proches à quitter le pays. Elle reste en prison 14 mois et le récit sur cette période est une partie saisissante des Mémoires. Miloslava recouvre la liberté en août 1951. Femme déjà mûre, elle s'engage avec de grandes difficultés sur le chemin de l'émancipation. Elle s'inscrit à la faculté des lettres pour étudier l'histoire de l'art et les études donnent un nouveau sens à sa vie. Peu à peu, malgré les coups de sort, malgré les pertes ou, peut-être, aussi grâce aux épreuves qu'elle a dû subir, elle devient une autre femme. Plus libre et plus sereine, elle est prête à ouvrir un nouveau chapitre de sa vie.

Deux hommes joueront les rôles essentiels dans la seconde étape de la vie de Miloslava Holubova. Elle se mariera avec Mirek, jeune homme qui est pour elle, malgré la différence d'âge, plus qu'un mari, plus qu'un père pour son fils. Mirek est un véritable ami, un être humain capable non seulement de rendre l'existence de Miloslava plus supportable mais de redonner le goût et le sens à sa vie. Pourtant, lorsqu'elle rencontre, en 1954, dans la ville d'eaux de Marianske Lazne, le philosophe Jan Patocka, elle n'arrivera pas à résister au charme de cet homme dont l'amitié deviendra pour elle aussi indispensable que l'air ou l'eau. Désormais, elle partagera son existence entre ces deux hommes bien différents qui se connaissent et se respectent tout en sachant qu'ils aiment la même femme. Elle s'habitue peu à peu à ce curieux ménage à trois qui pourrait paraître scandaleux et qu'elle finira par considérer comme tout à fait naturel. "Quand je me réveille la nuit, tout en moi crie le désir de toi, lui écrit Jan Patocka en 1960, et pourtant je sais qu'il me suffirait d'être assis auprès de toi, peut-être de tenir ta main, de te raconter quelque chose ou, encore mieux, d'écouter ce que tu racontes pour que le calme très doux s'installe en moi comme si j'étais près d'une fontaine dans la forêt. Je ne dois pas penser, je ne dois pas imaginer ton visage qui m'est tellement proche, j'en serais de nouveau comme fou et qu'est-ce que je deviendrais? Ce n'est que maintenant que je sais et que je ressens, grâce à toi, que l'amour est un don qu'on offre avec prodigalité, et que le naufrage attend chaque être qui en amour ne pense qu'à soi, à soi, surtout à soi." Une vingtaine de lettres que lui a adressée Jan Patocka, font partie intégrante des Mémoires de Miloslava Holubova. Jan Patocka était un homme marié à une femme malade et ses lettres démontrent qu'il cherchait chez Miloslava la féminité, la tendresse, mais aussi une certaine santé spirituelle et la compréhension qui lui manquaient dans son propre foyer. Le célèbre philosophe, qui devait entrer sur la scène politique, apparaît dans ses lettres comme un homme qui se fait des reproches, qui lutte contre ses faiblesses, ses doutes et ses ambitions. Il a trouvé en Miloslava une âme prête à l'écouter et à le comprendre. Dans ses lettres il développe aussi ses pensées: "La force de l'art, écrit-il dans une lettre rédigée vers la fin des années 60, est la force de la vérité lorsqu'on ne prend pas la vérité - comme dans la logique - comme un "bon jugement" mais comme une révélation de ce simple secret que les choses sont et qu'elles émergent du monde inconnu vers la lumière de leur réalité pure. Cette révélation qui ôte aux choses leur vieille peau usée et les revêt d'un nouveau vêtement brillant d'un être véritable, dans lequel elles sont comme le premier jour de la création - la vérité en tant que monde découvert - sont le domaine de l'art, sa fonction qu'il remplit justement parce que les fonctions "pratiques" lui sont enlevées ou seulement accrochées à lui de l'extérieur."

L'édifice fragile de cette amitié à trois entre une femme intellectuelle qui enseigne à l'Ecole des Beaux-arts, un philosophe célèbre et un jeune homme s'écroule dans les années 60. Mirek part pour les Etats-Unis où il se mariera avec une autre femme et Jan Patocka, lui aussi, trouvera une autre amitié amoureuse. Pour Miloslava, c'est un coup terrible. "La perte de Mirek et de Jan, dira-t-elle, a été pour moi quelque chose que je ne sais pas exprimer. Le mot déception ne m'est même pas venu à l'esprit, il était trop faible. J'ai vécu quelque chose comme une avalanche qui est passée sur moi et m'a laissée, par miracle, en vie. De plus - et c'était le pire - selon une loi idiote et banale ou selon ma propre loi, tout devait se passer en cachette. Ce détail diabolique fermait tout cela dans une folie secrète."

Miloslava Holubova survivra à cette épreuve terrible. Elle saura pardonner à Jan Patocka et suivra de près ses activités et son engagement politique. Dans les années soixante-dix, dans la période de la répression communiste la plus sombre, elle signera avec lui la Charte 77, appel des intellectuels tchèques au respect des droits de l'homme qui déclenchera la fureur du régime totalitaire. Elle restera amie de Jan jusqu'à la mort du philosophe qui, malade, ne survivra pas aux interrogatoires épuisants de la police politique. Néanmoins, rien ne sera plus comme avant. Elle cherchera à combler le vide par le travail et les amis. Mais seules les années de vieillesse, la résignation qui vient avec l'âge et sans doute aussi la rédaction de ses Mémoires donneront à Miloslava la force d'accepter vraiment son sort. Elle réussira à pardonner à tous. Elle sait que ce n'est que de cette façon qu'on parvient à une véritable liberté. Elle préfère être sévère avec elle-même et indulgente avec les autres. Interviewée par une revue littéraire, elle a cité un passage écrit jadis à l'école dans une composition par son fils Martin. "Ma mère, a-t-il écrit, est disciplinée. Elle travaille même quand elle est malade. Elle a un très bon coeur. Elle ne sait pas être longtemps en colère."