La jeunesse d'Edvard Beneš (I)
L’historien Antoine Marès était présent à Prague en février pour présenter la biographie qu’il consacre à l’un des hommes d’Etat les plus importants de l’histoire tchèque, Edvard Beneš, ouvrage publié récemment aux Editions Perrin. En marge de sa visite, le directeur du Centre d’histoire de l’Europe centrale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a accordé à Radio Prague un long entretien dont voici la première partie, où il est question de la jeunesse d’Edvard Beneš, de son rôle dans l’indépendance de la Tchécoslovaquie et tout d’abord de sa francophilie.
Donc, il va en France. Il habite dans le quartier latin et il tombe au milieu des Russes qui sont agités en 1905 par la Révolution russe. Il est le correspondant du journal social-démocrate tchèque, le Právo lidu. Au fond, il baigne dans ce milieu de gauche. Il va être immédiatement fasciné par la France. Il en fait son modèle. Il soutient une thèse à Dijon en 1908 sur la question des minorités. Il adopte le point de vue social-démocrate classique : le problème des nationalités en Autriche-Hongrie sera résolu par la démocratisation. Il croit à la fédéralisation, il n’est pas du tout hostile à l’Autriche-Hongrie. C’est aussi la thèse de Masaryk jusqu’en 1914.
Beneš retourne en France en exil en 1915. Il y reste jusqu’en septembre 1919, c’est là une réussite extraordinaire et il va être fasciné par le modèle français. Il souhaite s’en inspirer à tel point qu’à la charnière entre 1919 et 1920, il rencontre un émissaire du gouvernement français à son ministère des Affaires étrangères et il lui dit qu’il va y adopter le français comme langue de travail. Cela illustre bien son imprégnation. Et cette imprégnation est si forte qu’il ne voudra pas reconnaître en 1938, jusqu’à septembre, que la France pourrait abandonner la Tchécoslovaquie. Parce que c’est tout son univers qui s’effondre à ce moment-là et malheureusement il s’effondrera au moment de Munich. »
Edvard Beneš vient d’une famille paysanne et son ascension s’est faite par l’école. S’agit-il d’une trajectoire sociale courante ou exceptionnelle à cette époque ?
« C’est une trajectoire courante. On se rend compte que depuis les éveilleurs du début du XIXe siècle, la promotion sociale se fait de manière accélérée. On est fils de paysan, on est fils même parfois de serf ou de soldat. Je pense à Josef Dobrovský. Masaryk lui est fils de serf. Et on devient un personnage très important. Cela montre bien que la fluidité sociale, dans l’Empire habsbourgeois puis dans l’Autriche-Hongrie, fonctionne très bien. Cela tient notamment au fait que les Tchèques accordent une importance particulière à l’école.
Ce qui est très frappant dans le cas de Beneš, c’est que sur une fratrie de huit enfants, trois d’entre eux vont faire des études supérieures. Les deux aînés, Václav et Vojtěch, deviendront instituteurs. Et le fait que les deux aînés aient accédé à ce stade va faire que Beneš va aller encore plus loin. C’est le dernier des huit enfants. Il ne pas prétendre seulement à enseigner dans le primaire mais dans le secondaire. Ce sont ensuite les circonstances qui vont faire qu’il va devenir ce qu’il est. »
Beneš n’a-t-il pas une sorte de complexe social ou de classe quand il va, durant la Première Guerre mondiale, être en contact avec tous ces diplomates qui ont certainement des codes différents, qui viennent de milieux sociaux différents. Va-t-il adopter ces codes sans problème ou va-t-il au contraire avoir du mal à se fondre dans ce milieu ?
« Il faut dire que quand il part de Prague, via la Suisse pour aller à Paris, il a déjà un statut dans la société relativement élevé, puisqu’il est assistant de sociologie depuis 1913 à l’Université Charles. Donc il a déjà une habitude des milieux intellectuels pragois mais il n’est pas tout à fait policé. Ce qui va lui permettre d’améliorer son comportement social, c’est la rencontre à Paris avec Milan Rastislav Štefánik, qui est déjà comme un poisson dans l’eau dans tous les milieux décideurs parisiens, qui a des relations à tous les niveaux, parlementaire, ministériel. Štefánik va polir ce paysan encore brut de décoffrage qu’est Beneš. Celui-ci va très vite s’assimiler.
La correspondance qu’il a avec sa femme à la fin de la guerre est tout à fait émouvante. Il lui dit qu’elle ne peut pas imaginer où il est, qui il fréquente. Il y a une espèce de sidération de ce boom social qu’il a eu pendant la guerre. On peut imaginer un petit assistant de l’Université Charles qui signe ensuite les traités avec l’Allemagne et avec l’Autriche au sortir de la guerre. C’est une ascension fulgurante. Il va vraisemblablement lui en rester une espèce de certitude qu’il peut tout surmonter, parce qu’il a tout surmonté pour en arriver là. Cela sera peut-être une faiblesse dans sa vie politique ultérieure. »
Comment a-t-il défendu en France la cause tchéco-slovaque et comment se renforce cette idée qu’il faut en finir avec l’Autriche-Hongrie ?
« Il faut revenir en arrière. De son séjour à Berlin en 1908, puis d’un nouveau voyage en Angleterre en 1911, il a acquis la certitude qu’un conflit entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne était inévitable. Donc il anticipe la guerre, il l’écrit dans ses correspondances journalistiques. En revanche, il pense jusqu’en 1914 que l’Autriche-Hongrie restera en dehors de ce conflit. A partir du moment où à l’été 1914, l’Autriche-Hongrie s’allie avec l’Allemagne contre les puissances occidentales, pour lui l’Autriche-Hongrie perd sa légitimité. Une légitimité qui repose dans son rôle en Europe d’équilibre entre l’Allemagne et la Russie. A partir de ce moment, il suit complètement le raisonnement de Masaryk. Masaryk est allé à Vienne, en Italie, il a beaucoup consulté et il s’est rendu compte que l’Autriche-Hongrie était totalement à la remorque de l’Allemagne. A partir du moment où l’Autriche-Hongrie a perdu sa légitimité, il faut la détruire et reconstruire autre chose.Beneš est très surpris par le fait que l’Autriche-Hongrie entre en guerre aux côtés de l’Allemagne. Il y a cette fameuse rencontre avec Masaryk sur le plateau de Letná, où les deux se confient et Beneš accepte de rentrer dans la résistance. Il reste comme agent de liaison pendant un an et ensuite il rejoint Masaryk via la Suisse dans des conditions d’ailleurs assez acrobatiques. Il s’installe à Paris puisque c’est le français qu’il maîtrise le mieux et la société française qu’il connaît le mieux.
A partir de là, pendant son séjour, son propos sera d’expliquer, de démontrer, avec de très nombreux mémorandums qui se succèdent, que l’on peut reconstruire l’Europe centrale sur une base nationale. Les événements vont peu à peu lui donner raison même si les Tchèques de l’intérieur sont extrêmement prudents jusqu’à l’automne 1917, voire jusqu’au printemps 1918. »
Comment se passe son retour en Tchécoslovaquie ?
« Il ne rentre pas en Tchécoslovaquie en 1918 bien qu’il l’aurait voulu puisqu’il est séparé de sa femme depuis trois ans. Elle a d’ailleurs été condamnée et emprisonnée à Vienne. Il veut rentrer mais il se rend compte qu’il est absolument indispensable pour la Conférence de la paix. Sa femme va le rejoindre à la fin de l’année 1918 et il va rester jusqu’en septembre 1919, jusqu’à la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye. Il a joué un rôle considérable pendant les traités de paix, pour autant que quelqu’un puisse avoir joué un rôle considérable, puisque les événements locaux sont évidemment décisifs dans la construction de la Tchécoslovaquie.
Evidemment quand il rentre, c’est le triomphateur. Son voyage de retour est une gloire. Il éclipse d’ailleurs celui qui est nominalement le chef de la délégation tchécoslovaque à la Conférence de la paix, Karel Kramář, qui lui en voudra toute sa vie et va devenir son grand ennemi, pour des raisons à la fois personnelles mais également idéologiques. Il est vierge en plus de toutes les polémiques politiques qui ont éclaté depuis octobre 1918. C’est quelqu’un qui a donc un prestige considérable et qui est auréolé bien sûr de la confiance de Masaryk.En 1919, il a 35 ans, moitié moins que Masaryk qui a 69 ans à ce moment. En même temps, Beneš apparaît déjà comme un successeur potentiel, ce qui va évidemment provoquer des jalousies énormes. Il va très vite être la cible d’un certain nombre de forces politiques intérieures. C’est vraisemblablement le sommet de sa carrière. Ensuite, il va devoir plonger les mains dans la politique intérieure. Son prestige va alors être compensé par la levée de forces qui lui sont hostiles. »