La parenthèse de la Ruthénie subcarpathique

Nous revenons aujourd'hui sur la région la plus malconnue de la première République tchécoslovaque : la Ruthénie subcarpathique. Une bande de territoire dans l'actuelle Ukraine, qui permit à la Tchécoslovaquie d'avoir, pendant 26 ans, une frontière commune avec la Roumanie...

18 janvier 1919 : la conférence de la paix, qui commence ses travaux à Paris, a un rôle de taille : délimiter les nouvelles frontières en Europe centrale et orientale, après l'éclatement de l'Empire austro-hongrois.

Les pays intéressés - Tchécoslovaquie, Roumanie, Hongrie... - ne sont pas décisionnaires. Pourtant, les conséquences des nouvelles délimitations péseront lourdement sur les relations entre ces différents pays. La délégation tchécoslovaque compte deux membres présents à Paris : Karel Kramar, chef du gouvernement, et Edouard Benes, ministre des Affaires étrangères et véritable négociateur.

La France soutient les revendications tchécoslovaques en invoquant les frontières dites "historiques" de l'ensemble tchéco-morave. Son véritable but est d'affaiblir le plus possible l'Allemagne. Le traité de Saint-Germain-en-Laye, signé le 10 septembre 1919, cède aux Tchèques la Slovaquie mais aussi une partie de l'actuelle Ukraine, appelée à l'époque Russie subcarpathique, devenue ensuite Ruthénie. Cette bande de territoire, avec la ville d'Uzhorod pour capitale, aboutissait à une frontière commune et non négligeable avec la Roumanie.

C'est une nouveauté, et un cas unique, qui ne durera que le temps de la première République. On l'aura, au passage, compris, la Tchécoslovaquie de la première République recouvre une superficie plus grande que les actuelles Républiques tchèque et slovaque réunies.

Cette perte pour la Hongrie, qui s'ajoute à celle de la Slovaquie, laissera une tension latente entre les deux pays. Le gouvernement hongrois, dirigé par Karolyi, avait pourtant tout fait pour garder la Ruthénie dans son giron, lui promettant même une large autonomie.

La communauté ruthène aux Etats-Unis se prononce cependant pour un rattachement de la Ruthénie à l'Etat tchécoslovaque, avec un statut d'autonomie. Leur porte-parole, Zatkovic, s'était exprimé en ce sens lors des négociations avec le président américain Wilson et Masaryk.

L'opinion publique ruthène est elle-même divisée entre plusieurs courants, qui s'expriment sous la forme de Conseils : certains demandent le rattachement à l'Ukraine, d'autres le maintien dans l'Etat hongrois. Le Conseil national ruthène, dirigé par Anton Beskyd et siégeant à Presov, en Slovaquie, est le plus influent.

Ceux qui ont le denrier mot, ce sont de toute façon les grandes puissances victorieuses de l'Entente. Et elles aussi optent pour un rattachement de la Ruthénie à la Tchécoslovaquie. La Ruthénie est une région économiquement arriérée et les Alliés la considèrent comme une proie facile pour une bolchevisation. Rappelons que la Révolution russe a eu lieu peu de temps auparavant, en 1917. Et la Hongrie est à son tour touchée par la fièvre rouge au début des années 20.

La Tchécoslovaquie est le seul pays démocratique de la région et ses Légions avaient efficacement lutté contre l'Armée rouge en URSS. Pour les Etats-Unis et la France, elle offre de meilleures garanties. Le nouvel Etat tire quant à lui un avantage stratégique à cet ajout de territoire, qui lui donne plus de profondeur à l'est.

Lors de la signature des traités, les Alliés avaient exigé un statut d'autonomie à l'intérieur de la Tchécoslovaquie. La Ruthénie devait posséder sa propre diète et disposer de représentants à l'Assemblée nationale tchécoslovaque. Le premier point ne sera pas respecté par les dirigeants tchèques. Face à l'agitation bolchevique en Hongrie, la Ruthènie sera dirigée jusqu'à 1922 par un gouverneur militaire, Srobar.

Le rattachement de la Ruthénie à la Tchécoslovaquie fut insolite à plusieurs titres. On intégrait ainsi une région de rite grec orthodoxe à un pays de tradition catholique romaine sinon hussite. Mais surtout, la situation intérieure ruthène présente un visage complexe. On y parle six dialectes, ce qui ne facilite pas l'action de l'administration ou de l'école. Les Ruthènes représentent l'élément majoritaire mais on compte aussi des minorités roumaine, juive, allemande et hongroise. En termes démographiques, cela se traduit par 461 000 Ruthènes, Ukrainiens et Russes ainsi qu'un petit nombre de Roumains, sur les 13 millions d'habitants en Tchécoslovaquie.

Si le rajout de ce territoire enrichira la mosaïque des minorités ethniques en Tchécoslovaquie, il compliquera en même temps le problème des nationalités, qui s'accroît avec la montée des menaces dans les années 30.

Après la guerre, l'heure est la concorde entre les pays d'Europe centrale et orientale, qui s'intègrent à la Petite Entente, un système d'alliance dirigé par la France, qui signe avec la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Hongrie des conventions bilatérales.

Mais la crise économique, dans les années 30, s'accompagne dans toute l'Europe d'une montée des régimes autoritaires : nazi en Allemagne, fasciste en Italie et en Hongrie et des dictatures royales en Roumanie et en Yougoslavie. Les relations de la Tchécoslovaquie avec tous ces pays se détériorent de plus en plus.

L'Allemagne s'emploie, en outre, à briser les liens unissant les pays de la Petite Entente. En 1934, Hitler signe ainsi un pacte de non-agression avec la Pologne. Son but est surtout d'affaiblir le système d'alliance français en Europe centrale. En 1931, la Tchécoslovaquie avait toutefois enregistré un grand succès diplomatique, en empêchant, auprès de la Société des Nations, une union douanière entre l'Allemagne et l'Autriche, préfigurant l'Anschluss, sept ans plus tard.

Le destin tchécoslovaque de la Ruthénie sera emporté dans les tourbillons de la guerre. En 1945, elle sera incorporée à l'URSS. Aujourd'hui, nul doute que peu de Tchèques se rappellent encore de la parenthèse tchécoslovaque de ce territoire ukrainien !