La Peur de l’An Mille

Albrecht Dürer, 'L’Apocalypse de Jean'
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De violentes inondations ont secoué récemment la Pologne, la Slovaquie ainsi que Moravie et Silésie en République tchèque. Mais en terme de catastrophes, l’histoire des terres tchèques recèle d’autres exemples. Parmi ceux-ci, la fin du monde ! Catastrophe suprême, qui appartient, bien sûr, à l’histoire des idées : les peurs millénaristes du Moyen-Age occidental n’ont pas épargné la Bohême.

Photo: CTK
« La région de Moravie-Silésie nous a demandé l’envoi d’environ 500 soldats pour assistance. Dans certains endroits, il est possible que les ponts, menacés, soient inutilisables... ».

C’est ce qu’annonçait, lundi dernier, le ministre de la Défense Martin Barták dans le contexte des crues intenses qui ont touché le nord du pays.

Des glaçons en face du pont Charles lors de l'inondation en février 1784,  source: public domain
Sans parler des inondations monstre de 2002, les terres tchèques en connurent d’autres dans leur histoire. Parmi celles-ci, une inondation exceptionnelle de la Vltava, qui, en 1342, emporta le pont Judith à Prague (il sera remplacé en 1356 par le pont Charles).

Et puis il est une autre calamité, qui, au Moyen-Age, frappe la Bohême. Une calamité imaginaire et imaginée qui parcourt toute l’Europe comme un frisson : celle de la fin du monde.

Albrecht Dürer,  'L’Apocalypse de Jean'
Quatre cavaliers, l’Ange combattant la Bête, le Christ triomphant, telle est la vision de la fin du monde intériosée par la chrétienté depuis l’Apocalypse de Saint-Jean, un texte rédigé au Ier siècle.

Au Moyen-Age, l’idée la plus couramment acceptée est celle-ci : le monde a vécu deux cycles de 2 000 ans (entre la création et la Loi de Moïse puis entre Moïse et la venue du Christ). Le temps du christianisme durera 2 000 autres années, avant le Combat final entre la Bête et le Christ et la victoire de celui-ci.

Dans l’Apocalypse de Jean, le découpage était le même mais le cycle de 1000 ans remplaçait celui de 2000 ans. Cela a pu laisser penser certains historiens éminents comme Georges Duby et, avant lui, ou Jules Michelet, que l’Europe chrétienne avait connu une peur de l’An Mille au Xème siècle. Or si craintes millénaristes il y eu en Europe, c’est en fait au XVème siècle qu’elles se réveillent.

Van der Weyden,  'Polyptique du Jugement dernier'
La fin du monde hante alors les esprits. En témoignent de nombreux oeuvres d’art mettant en scène le combat final entre le Bien et le Mal. Parmi les plus célèbres, un cycle de quatorze gravures d’Albrecht Dürer, réalisé en 1498. En 1445, le Flamand Van der Weyden peint en saisissant Polyptique du Jugement dernier...

En Bohême, le souffle millénariste passe chez les Hussites les plus radicaux, inspirés par la vague de remise en cause ecclésiale partie d’Angleterre avec Wyclif à la fin du XIVème siècle. Dès 1419, certains prédicateurs se réclamant de Jan Hus annoncent la fin du monde pêcheur en Bohême et incitent les populations à se réfugier dans les villes dites « élues » ou dans les montagnes (d’ou le nom de Taborites, en référence à montagne sainte des Ecritures).

Adolf Liebscher,  'Les Taborites abattent la ville de Prachatice'
L’esprit de ces Taborites est clairement millénariste, et rappelle, par sa conclusion, la vision des cycles évoquée tout à l’heure : le temps de la vengeance divine est arrivée, les fidèles doivent éliminer les adversaires du Christ (et c’est là le combat entre l’Ange et la Bête), fuir vers les villes « élues » et les montagnes, avant que le bonheur n’advienne finalement sur terre (et c’est là la victoire finale du Christ).

La peste
Le contexte de crise que connaît, au XIVème siècle, l’Europe chrétienne en général et la Bohême en particulier a favorisé l’émergence de courants millénaristes. Le royaume tchèque connaît une série de pestes noires, de 1380 (cette année, la peste anéantit 10 % de la population) jusqu’à 1415.

La peste a d’abord de lourdes conséquences sur la vie sociale et économique du royaume, parmi lesquelles la désorganisation des chantiers en cours à Prague. Mais surtout, la virulence du fléau est, pour les contemporains, le symbole d’une punition divine. Si Dieu reste sourd aux prières et aux intercessions, n’est-ce pas la signe que l’Eglise a sombré dans le pêché ?

Thomas Münzer
Notons que le phénomène est symptomatique d’une vague de millénarisme qui touche, au-delà de la Bohême, d’autres régions d’Europe au XVème siècle et au-delà : dans les années 1520, les paysans de la Souabe (Allemagne actuelle) se soulèvent derrière le pasteur protestant Thomas Münzer, autour de la même croyance en un proche millenium.

La grande Peur de l’An Mille a donc bien eu lieu en Bohême comme en Europe, mais ce fut au XV ème siècle qu’elle prit une vraie ampleur. A la veille de l’An 2000, le décompte des jours affiché sur la Tour Eiffel montrait que la dramatisation du cycle des 1 000 ans restait, aujourd’hui encore, un symbole fort.