La société tchèque à l’heure des doutes

Erik Tabery, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo

« Ce livre est non seulement une réflexion sur le présent mais aussi un peu un entretien avec le passé sur l’avenir », dit Erik Tabery (1977) dans la préface de son livre intitulé Opuštěná společnost (La Société abandonnée), paru aux éditions Paseka. Dans cet ouvrage, l’auteur recherche les piliers spirituels sur lesquels ont reposé pendant un siècle l’Etat tchèque et qui prennent une nouvelle importance à l’époque actuelle où le pays est guetté par les dangers d’un monde qui subit une profonde transformation.

La société abandonnée

Erik Tabery,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo
Le livre d’Erik Tabery propose un diagnostic de la situation de la société tchèque qui a mûri dans l’esprit de l’auteur pendant cinq ans mais il reflète aussi des événements tout à fait récents. Quelle est donc la situation des Tchèques à l’époque actuelle ? Erik Tabery affirme que la société tchèque se sent abandonnée par ses élites politiques et que ce sentiment d’abandon s’est manifesté notamment pendant la crise migratoire :

« J’ai eu l’impression que la représentation politique avait presque disparu, qu’elle craignait ce thème et cessait de communiquer avec le public. Si nous le comparons avec la situation chez nos voisins, l’Allemagne et l’Autriche, nous voyons que dans ces pays le débat sur ce thème a été très intense. Et j’ai vu, c’était presque palpable, que la société tchèque sombrait dans la panique et dans la dépression. C’est une faute politique mais aussi la nôtre, celle de la société. Nous ne sommes pas capables de poser une demande valable à nos politiciens. Nous ne questionnons pas sur ce qui se passe et ne voulons pas de réponse. C’est un non-dialogue, un non-débat. Et cela a généré toute une série de problèmes - perte de confiance vis-à-vis de l’Etat, de la politique, un fossé entre les gens. »

A la recherche des piliers de l’Etat tchèque

'La Société abandonnée',  photo: Respekt
Journaliste et rédacteur en chef du magazine Respekt, Erik Tabery suit depuis une vingtaine d’années les péripéties de la vie politique tchèque et ne cache pas son inquiétude face aux tendances qui se manifestent ces dernières années. Dans son livre, il retrace l’histoire politique de la Tchécoslovaquie indépendante et de la République tchèque, de 1918 jusqu’à nos jours, et il cherche à la situer dans le contexte historique de l’Europe et du monde. Son livre pose la question fondamentale : quelles sont et quelles devraient être les réponses tchèques aux grands défis de notre temps, la globalisation, les migrations, le populisme, la fragilisation des systèmes de sécurité et les tentations séparatistes ? Quelle place voulons-nous occuper dans un monde qui a semblé stable pendant des décennies et qui subit aujourd’hui de profonds changements ?

Les deux faces du populisme

L’auteur constate que les voix qui relativisent les garanties de notre démocratie se font de plus en plus fortes. A en croire ces voix dubitatives, il ne serait plus avantageux pour nous de faire partie de l’Union européenne, nous n’aurions pas besoin de medias publics, l’ouverture des frontières serait un danger, l’Occident serait faible, la démocratie parlementaire ne serait qu’une façon de débiter des inepties, les intellectuels seraient complètement en dehors de la réalité, etc., etc. Cette situation où les structures de la démocratie sont mises en cause, est un terrain fertile pour les populismes de toute sorte. Sans nier la nocivité du populisme, Erik Tabery y voit cependant aussi un aspect positif :

Photo illustrative: geralt / Pixabay,  CC0
« Le populisme fait partie de la politique. Ce qui est important, c’est son degré. Le populisme est même sain dans une certaine mesure, il attire l’attention sur les problèmes où la politique traditionnelle échoue. Le problème existe surtout dans les pays qui ont une tradition de liberté plutôt récente comme la République tchèque. Dans ces pays, le populisme apparait comme un remède à tous les maux. Les voix affirmant que nous n’avons pas besoin de parlement et de députés, qu’il nous suffit d’avoir des maires, engendrent l’idée que nous n’avons besoin ni de règles, ni d’institutions. Et pourtant ce qui nous sépare de la confusion, de l’anarchie et de la terreur, ce sont justement des institutions efficaces et les règles qui régissent par exemple le processus législatif, etc. »

Les Tchèques et l’Union européenne

Le débat sur notre place dans les structures européennes est souvent réduit à la question du profit et les intérêts nationaux sont confondus avec les intérêts matériels. Nous avons tendance à oublier l’idée principale de la fondation de l’Union européenne, une communauté de paix et de coopération dans un continent qui a été ravagé par les conflits sanglants. Appartenons-nous à l’Est ou à l’Ouest ?, demande Erik Tabery en évoquant les activités de certains hommes politiques, dont le président Miloš Zeman, qui malgré les expériences désastreuses du passé cherchent du nouveau à nous rapprocher de la Russie. Et il conclue : « La Russie n’est pas notre ami, ses intérêts sont différents. Pour l’Occident, nous, en Europe centrale, nous sommes des partenaires, pour la Russie nous sommes une cible ».

La leçon de l’histoire

« Si nous revenons à la base, c’est-à-dire à notre histoire, à notre constitution, à nos traditions, nous constatons que l’accent était mis sur les droits de l’homme, la démocratie ouverte, la coopération européenne et sur le légendaire humanisme de Masaryk qui n’est pas une simple formule théorique comme on le pense souvent. »

Quelles sont donc les valeurs fondamentales sur lesquelles repose encore notre société, quels sont ou quels devraient être ces piliers qui pourraient nous faire aborder avec sérénité un avenir incertain ? L’auteur cherche l’inspiration et les réponses dans le passé, dans l’œuvre des grandes figures de la vie politique et de la culture tchèque comme le journaliste du XIXe siècle Karel Havlíček Borovský, le premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk, le journaliste Ferdinand Peroutka, le philosophe Jan Patočka et le président Václav Havel. Il constate que le chemin que ces personnalités nous indiquent n’est pas facile parce qu’il demande un engagement de notre part :

« Si nous revenons à la base, c’est-à-dire à notre histoire, à notre constitution, à nos traditions, nous constatons que l’accent était mis sur les droits de l’homme, la démocratie ouverte, la coopération européenne et sur le légendaire humanisme de Masaryk qui n’est pas une simple formule théorique comme on le pense souvent. C’est la définition même de la dignité. Si nous adoptions ces idées, elles nous feraient changer nos comportements dans la société, elles feraient changer le rapport entre la politique et le public. Ces idées nous amènent à ne pas opter toujours pour le chemin le plus simple, à être plus critiques vis-à-vis de nous-mêmes et à réfléchir sur les moyens pour améliorer la société. »

Que nous reste-il ?

Et l’auteur de déplorer que nous évitons ces questions qui nous rappellent peut-être notre passé communiste. Si nous nous sentons donc abandonnés par la classe politique, c’est dû, à son avis, au fait que beaucoup de politiciens tchèques rejettent ces traditions et ces piliers de la démocratie et ne proposent rien en échange. Si ce que nous avons pensé n’est plus valable, si les valeurs du passé sont mises en cause, si la continuité avec la Première République de Masaryk a été rompue, que nous reste-t-il ? Erik Tabery répond :

« Il nous reste beaucoup. Les idéaux de Masaryk n’ont pas vieilli et nous devrions les accepter. Mais nous abordons les choses de façon marchande. On dit : ‘Ne restons en Europe que tant qu’on nous payera’. Nous, les Tchèques, nous cherchons le chemin le plus simple. Pour une partie de la société, il serait peut-être plus simple de renoncer aux libertés pour ne pas vivre dans un monde à risques. Mais on ne peut-pas séparer la liberté et le risque, la liberté et l’incertitude. Voici ma réponse : si la société veut recouvrer sa paix intérieure, elle doit revenir aux valeurs fondamentales, renouer avec ces valeurs et prendre en considération quels sont les principes fondamentaux de l’Etat et ce qu’il en résulte pour nous tous. »