La sociologue Marta Vohlídalová et son coup de projecteur sur les couples de scientifiques
Nous vous proposons une rencontre autour d’un livre intitulé « Les duos académiques ». C’est un ouvrage intéressant sur la vie des couples de scientifiques tchèques aujourd’hui et sous le régime communiste, thème jusqu’à présent inexploré en République tchèque… Son auteur, Marta Vohlídalová, étudiante en doctorat à la Faculté des sciences sociales et chercheuse à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences, est l’invitée de ce magazine.
Marta Vohlídalová, comment avez-vous trouvé vos interlocuteurs et quelles disciplines représentent-ils ?
«Tout d’abord, ce projet était intéressant du point de vue méthodologique : j’ai interviewé les deux conjoints en même temps et cette confrontation d’idées a dynamisé ces entretiens, leur a donné un aspect sympathique, je pense. Ensuite, j’ai connu certains couples par le biais de mon père qui enseigne à la Faculté des Sciences naturelles. Il s’est avéré que, justement, dans le domaine des sciences naturelles, le modèle des couples à double carrière académique était très fréquent. Certaines personnes m’ont été recommandées par mes collègues sociologues et quelques couples m’ont contactée eux-mêmes. Ils ont répondu à l’appel que j’avais lancé sur le site de l’Institut de sociologie et dans notre lettre d’information. J’ai ensuite fixé un seul rendez-vous avec chaque couple, mais ces rencontres ont été assez intenses, les interviews durant deux heures au minimum. »« J’ai remarqué une chose intéressante : les chercheurs en sciences naturelles étaient beaucoup plus abordables que les autres scientifiques. Ceux que j’ai contactés m’ont tous accordé une interview. Par contre, j’ai réussi à convaincre très peu de spécialistes en sciences sociales et humaines : ils ne voulaient pas se confier, peut-être par peur de voir leur vie privée dévoilée en public... Je ne sais pas. »
Parmi ceux qui ont accepté de partager leurs expériences avec les lecteurs, il y a plusieurs jeunes couples de chercheurs qui ont des enfants en bas âge et qui ont entamé des carrières prometteuses. Puis, il y a des monstres sacrés de la science tchèque : l’ancienne présidente de l’Académie des sciences Helena Illnerová, l’une des fondatrices de la chronobiologie tchèque, et son mari Michal Illner, sociologue. Eva Samcová et Zdeněk Samec, deux chimistes renommés. Václav Pačes, lui aussi ancien chef de l’Académie des sciences et chercheur en génétique moléculaire et son épouse Magdalena, géologue. Eva Syková, directrice de l’Institut de la médecine expérimentale et son époux Josef Syka, grand spécialiste de la neurophysiologie de l’audition. Ils parlent tous, avec le même élan, la même passion pour leur métier, et le même humour que leurs plus jeunes collègues, des grands objectifs de leurs recherches et des petits détails de leur vie quotidienne – avant et après 1989. De leurs rares séjours à l’étranger. De la liberté avec laquelle ils pouvaient travailler sous l’ancien régime, peu soucieux des résultats de leurs expérimentations. Une chose est certaine : concilier famille et science n’a jamais été évident. La chimiste Ivona Malijevská, née en 1944, se souvient, dans le livre :« Pour une chercheuse notamment qui aime son travail et qui occupe une certaine position, l’arrivée de l’enfant est un choc. Le bébé consomme absolument tout votre temps. Quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai commencé à paniquer, j’ai pensé que ça n’allait jamais changer ! J’ai mis sept ans à m’habituer à cette situation. Mais au bout de ces sept ans, j’ai réalisé qu’avoir des enfants était formidable et j’en ai voulu un autre encore. »
Marta Vohlídalová, est-il, d’après vous, plus facile ou plus difficile aujourd’hui de conjuguer vie de mère et de femme scientifique ?
« En République tchèque, c’est presque une tradition de rester longtemps à la maison avec ses enfants. Tout le monde pense que ça a toujours été le cas. Mais les femmes scientifiques que j’ai rencontrées et qui ont mené leur carrière sous l’ancien régime reprenaient le travail très tôt : après environ un an, un an et demi de pause. Les conditions étaient assez favorables : il y avait beaucoup de crèches et d’écoles maternelles... Même si la qualité de ces établissements était contestable, les femmes avaient un choix réel. Aujourd’hui, la situation est plus compliquée. En général, les jeunes couples de scientifiques ne peuvent pas se permettre de payer une garde d’enfant. Je ne dis pas par là que rester avec l’enfant est une erreur, mais il est vrai que les jeunes chercheuses perçoivent cette pause comme un handicap. Surtout dans le domaine des sciences naturelles où les informations vieillissent du jour au lendemain... Je pense que les femmes scientifiques sont les plus désavantagées dans le système actuel. »
« La carrière scientifique idéale est linéaire, sans pause, sans interruptions : une fois que vous obtenez votre doctorat, vous êtes obligés d’effectuer un ou deux stages de post-doctorat à l’étranger. Ensuite, vous accédez par exemple à la direction d’un laboratoire, vous construisez votre équipe et vous demandez des bourses de recherche. Et lorsque vous interrompez ce processus, il est difficile de le relancer. Ce n’est pas un contexte favorable pour fonder une famille... »
Les expériences des représentants de la nouvelle génération de chercheurs tchèques confirment ces propos. Le chimiste Tomáš Obšil, 38 ans, a travaillé pendant trois ans dans un laboratoire prestigieux aux Etats-Unis, accompagné de sa femme Veronika, elle aussi chimiste, et de leurs deux fils. Interviewé par Marta Vohlídalová, il raconte :« Dans toute l’institution, aucun chef n’avait d’enfants, la majorité d’entre eux n’étaient même pas mariés. Ils avaient des partenaires, mais ils passaient tout leur temps au travail. »
Bien que très contente de sa vie aux Etats-Unis, la famille Obšil a décidé de retourner à Prague, où l’occasion se présentait pour Tomáš de prendre la direction d’un laboratoire à la Faculté des Sciences naturelles de l’Université Charles. Après le retour à Prague, Veronika et Tomáš qui collaborent dans le domaine de la biologie structurale ont eu leur troisième enfant...
La mobilité scientifique, phénomène dont les chercheurs sous le communisme ne pouvaient que rêver, est un autre défi que notre époque pose aux couples à double carrière scientifique. Marta Vohlídalová explique :
« Les problèmes liés à la mobilité, au fait que les partenaires se trouvent souvent séparés l’un de l’autre, sont souvent à l’origine de ruptures dans ces jeunes couples. Evidemment, la mobilité n’est pas l’unique cause de ces ruptures, mais il est vrai que certains de mes interlocuteurs ont avoué que leurs précédentes relations amoureuses avaient échoué justement à cause des stages à l’étranger. Souvent, les deux chercheurs dans le couple sont très spécialisés et il est peu probable qu’ils trouvent, tous deux, un stage au même endroit. Soit ils effectuent leurs stages séparément, soit l’un d’entre eux, le plus souvent la femme, suit son conjoint et doit se contenter d’un travail qui n’est pas à sa hauteur, ou d’un stage à court terme, non rémunéré…Ce scénario est fréquent, comme je l’ai remarqué au cours des entretiens que j’ai faits. »« Ces couples doivent aussi faire face à certains stéréotypes : par exemple quand ils publient ensemble une étude ou un ouvrage scientifique, on sous-entend que l’homme du couple est l’auteur et que la femme est une sorte d’assistante. Une de mes interlocutrices m’a raconté qu’on prenait automatiquement son mari pour l’auteur des formules mathématiques publiées dans leur travail commun et elle-même pour quelqu’un qui faisait de simples calculs. »On se comprend sans avoir à expliquer plein de choses, on peut s’épauler, se conseiller… Mon mari a toujours été le premier à m’aider avec nos enfants… Je n’ai pas à me justifier quant je rentre tard du travail… Ces propos reviennent dans les entretiens réalisés par la sociologue Marta Vohlídalová avec les couples de scientifiques tchèques renommés et moins connus, tous âges confondus, entretiens publiés sous forme d’un livre intitulé « Les duos académiques ». Agée de 29 ans et mariée à un spécialiste de l’informatique, son auteur sera, sans doute, bientôt confrontée aux mêmes situations que ses interlocuteurs. Pour l’instant, elle semble persuadée que les couples de chercheurs, ce sont des couples qui durent…
« Malgré leurs problèmes, les gens que j’ai rencontrés sont heureux, ils s’aiment beaucoup, même après 25, 30 et plus d’années de vie conjugale. Ils savent tous les deux que leur travail n’a pas de limites, pas d’horaires fixes. Et ils l’acceptent. »