« La Tchéquie est prête à tous les efforts pour empêcher un éventuel conflit armé à Taïwan »

Taipei

Chaque année, les ambassadeurs tchèques en mission à l’étranger se réunissent à Prague pendant quelques jours le temps de faire le point sur les grands axes de la politique étrangère du pays. Radio Prague Int. s’est entretenu en cette fin d’été avec le directeur du Bureau tchèque économique et culturel à Taipei, David Steinke. Parmi les thèmes abordés figurent les apports de la visite historique de la délégation tchèque à Taïwan en mars 2023, l’approfondissement de la coopération économique et culturelle bilatérale et les questions sécuritaires liées à la région indo-pacifique. 

David Steinke  (à gauche) et Paul-Henri Perrain  | Photo: Archives de Paul-Henri Perrain

Cette année, en mars, une importante délégation tchèque, menée par la présidente de la Chambre des députés, Markéta Pekarová Adamová, s’est rendue à Taïwan. Cette visite intervient seulement deux ans après celle menée par le président du Sénat, Miloš Vystrčil. Quel était l’objectif de cette nouvelle visite ? Quel premier bilan en dressez-vous cinq mois après ?

« La visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des députés, Markéta Pekarová Adamová, a été l’un des événements les plus importants de l’agenda bilatéral de cette année entre la République tchèque et Taïwan. Markéta Pekarová Adamová a emmené avec elle la plus grande délégation commerciale et scientifique jamais envoyée à Taïwan par la République tchèque. Il me semble qu’il s’agissait même de la plus grande délégation jamais envoyée à Taïwan par un pays qui n’est pas un partenaire diplomatique de l’île. Ce voyage était important dans la mesure où il a permis de faire avancer certains projets et de convenir avec les Taïwanais de nouveaux. Le leitmotiv de notre coopération à l’avenir avec Taïwan devrait être la coopération autour des semi-conducteurs. Dans ce segment de l’industrie, de la science et de la recherche, Taïwan n’a aucune concurrence sur la scène internationale. Le monde entier frappe à la porte de Taïwan pour les semi-conducteurs, y compris bon nombre de nos partenaires européens et étrangers. »

Taïwan tient, en effet, un rôle-clef dans la production de semi-conducteurs. Cependant, en dehors de ce secteur, quel potentiel de coopération économique existe-t-il entre Prague et Taipei ?

Photo illustrative: Magnascan,  Pixabay,  Pixabay License

« L’un des résultats de cette visite est ce que nous appelons, dans le jargon, le mégaprojet. Ce mégaprojet est un système complexe de coopération entre Taïwan et la République tchèque, dont l’un des segments les plus connus est peut-être celui des semi-conducteurs. L’un des volets prévoit, par exemple, des bourses à destination des étudiants, scientifiques, experts et entreprises tchèques, pour que ces derniers puissent aller à Taïwan et se familiariser avec la production des semi-conducteurs. Un premier groupe de douze experts tchèques s’est d’ailleurs déjà rendu à Taïwan pendant trois semaines pour recevoir une formation intensive en la matière. »

« Si je devais résumer, les domaines les plus prometteurs entre la République tchèque et Taïwan, en plus des semi-conducteurs, sont ceux de la cybersécurité - un enjeu majeur de nos jours -, mais aussi tout ce qui a trait à l’informatique et à la cryptographie quantiques, ou encore à l’intelligence artificielle dans le milieu de la médecine et de l’oncologie, plus spécifiquement. Ce sont là autant de domaines dans lesquels la collaboration est bien réelle et trouve des applications concrètes. Par conséquent, je pense que nous avons, ensemble, encore beaucoup à accomplir. »

Et dans le domaine de la culture ?

Le musée national du Palais de Taipei | Photo: Welcome to All ! ツ,  Pixabay,  Pixabay License

« La visite de mars, tout comme les visites précédentes, comporte également un volet culturel. Le Musée national de Prague serait ravi d’ouvrir en République tchèque une grande exposition autour des trésors du musée national du Palais de Taipei. Ces objets sont d’une grande beauté et si nous parvenions à conclure les négociations en cours entre les parties tchèque et taïwanaise, en assurant à Taïwan que ces objets de très grande valeur seraient ici en sécurité, cette exposition aurait véritablement l’effet d’une ‘bombe’ [dans le programme saisonnier du musée]. En parallèle, le Musée national de Prague prévoit d’organiser l’année prochaine une grande exposition dédiée aux châteaux et palais tchèques qui sera, à n’en pas douter, extrêmement intéressante pour le public taïwanais. »

D’autres responsables politiques tchèques ont-ils l’intention de se rendre à Taïwan prochainement ? Ou inversement, une délégation taïwanaise est-elle attendue bientôt à Prague ?

« Vous savez, il ne faut pas se limiter aux seuls responsables politiques. Ces derniers sont bien sûr importants. Toutefois, l’activité de liaison, comme nous l’appelons, nous diplomates, entre Taïwan et la République tchèque passe aussi par de nombreux experts. Je peux citer, à titre d’exemple, la participation tchèque à une très prestigieuse foire taïwanaise consacrée aux semi-conducteurs connue sous le nom de Semicon. Une délégation tchèque s’y rendra dans quelques jours. Elle sera menée par le directeur en chef du ministère de l’Industrie et du Commerce, Petr Óčko, qui sera accompagné non seulement d’entreprises, mais aussi d’universités tchèques. L’objectif de notre participation à cette foire est de présenter la République tchèque comme un pays possédant une grande expertise dans le domaine du développement des semi-conducteurs, notamment, et qui aimerait et pourrait jouer un rôle dans le cadre de projets communs, à l’image de la nouvelle usine de semi-conducteurs qui doit être construite à Dresde. Je mentionne ici à dessein ce projet car cette usine, dont la construction commencera l’année prochaine et s’achèvera en 2027, se situera à proximité immédiate de la République tchèque et constituera une opportunité immense pour l’industrie, la science et la recherche tchèques. »

Tout le monde en République tchèque se souvient des accointances de l’ancien président, Miloš Zeman, avec le régime chinois. Le nouveau locataire du Château de Prague, Petr Pavel, ne partage cependant pas la même position que son prédécesseur à l’égard de Pékin. Quel regard portez-vous sur cette évolution au sommet de l’Etat ?

David Steinke | Photo: Paul-Henri Perrain,  Radio Prague Int.

« Il y a en République tchèque un cycle politique démocratique. Les gouvernements successifs peuvent avoir des priorités qui diffèrent. La diplomatie tchèque a alors pour tâche de rechercher des dénominateurs communs et d’agir de manière à ce que l’amplitude des fluctuations sinusoïdales [entre les différents gouvernements] soit la plus faible possible. Je peux affirmer, sur le fondement de ma propre expérience, que la diplomatie tchèque a toujours essayé de rechercher et de maintenir des relations mutuellement bénéfiques avec Taïwan, tout comme avec la République populaire de Chine. »

La Lituanie a choisi de mener une politique étrangère « fondée sur les valeurs », en réduisant, par conséquent, sensiblement sa dépendance vis-à-vis de régimes autoritaires comme ceux en place en Russie et en Chine. Vilnius a ainsi, par exemple, pris la décision de se retirer du programme de coopération économique, initialement appelé 17+1, entre la Chine et l’Europe centrale et orientale. Qu’est-ce que ce choix de politique étrangère inspire à Prague ?

« Je ne pense pas que nous devions nous inspirer de la Lituanie. La République tchèque et la Lituanie ont une position claire et distincte sur l’agression russe en Ukraine. Nous n’avons pas besoin de nous inspirer l’un l’autre. Pour ce qui est de certains formats que la Lituanie a quittés et dont nous faisons toujours partie, nous avons là nos propres raisons. »

La République tchèque n’envisage donc pas de suivre la voie de la Lituanie, et de renommer son bureau de représentation « à Taipei » en bureau de représentation « à Taïwan » ?

Le siège du Bureau tchèque économique et culturel à Taipei | Photo: Google Maps

« Pour autant que je sache, nous n’avons jamais été approchés par la partie taïwanaise pour renommer nos bureaux. A cet égard, je reprendrais une belle citation issue de Roméo et Juliette de Shakespeare : ‘Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom.’ Ce que je veux dire par là, c’est que nous avons une excellente coopération avec le bureau taïwanais ici à Prague. Qu’il soit appelé d’une façon ou d’une autre n’a finalement que peu d’importance et n’affecte en rien l’intensité de nos contacts. »

Vous avez pris la direction du Bureau tchèque économique et culturel à Taipei en septembre 2022. Vous n’étiez donc pas en poste lorsqu’a eu lieu l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Pouvez-vous, malgré tout, nous partager votre ressenti sur la façon dont cette guerre est perçue à Taïwan ?

« Dès les premiers instants de l’invasion en février 2022, Taïwan s’est rangée du côté de la communauté internationale démocratique qui a condamné très fermement l’invasion. Taïwan a organisé une grande collecte humanitaire auprès de sa population. Le ministre taïwanais des Affaires étrangères, Joseph Wu, m’avait, à ce sujet, raconté une jolie anecdote : au lancement de la collecte, ils avaient alloué un coin dans leurs bureaux à cet effet, mais en l’espace de quelques heures seulement, ils ont dû agrandir cet espace plusieurs fois, car l’intérêt des Taïwanais pour l’envoi d’une aide humanitaire à l’Ukraine avait dépassé de loin leurs attentes. Taïwan a donc été très impliquée dans cet effort international et aimerait l’être encore davantage, notamment dans certains projets de reconstruction en Ukraine. »

Dans le cadre du conflit en Ukraine, la Tchéquie a eu une position très claire. En cas de conflit armé entre Taïwan et la Chine, quelle serait la position de la Tchéquie ?

« La seule réponse que je puisse donner aujourd’hui est que la République tchèque et sa diplomatie sont prêtes à faire tous les efforts possibles avec leurs partenaires de l’Union européenne et de la communauté démocratique internationale, non pas pour faire face à un éventuel conflit armé, mais pour l’empêcher. La paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan, c’est-à-dire le maintien du statu quo entre la République populaire de Chine et Taïwan, n’est pas seulement une question de sécurité et de prospérité régionales, mais une question de sécurité et de prospérité mondiales. Si un conflit armé éclatait dans cette région, il affecterait très rapidement la République tchèque. Taïwan joue un rôle fondamental dans la chaîne mondiale d’approvisionnement des technologies de l’information et de la communication et des semi-conducteurs, ces mêmes technologies qui permettent à nos téléphones portables, nos lave-vaisselles, nos réfrigérateurs et nos voitures de fonctionner. Et je ne parle là que de l’aspect économique. »

Photo: xandreaswork,  Unsplash

« Bien entendu, Taïwan est notre partenaire démocratique naturel avec lequel nous partageons des valeurs. Il est donc nécessaire de l’aider. Dans les conclusions du Conseil européen de juin de cette année, les dirigeants des 27 ont clairement indiqué, à ce titre, qu’ils étaient fondamentalement opposés à toute tentative unilatérale de modifier le statu quo par la force dans le détroit de Taïwan. »

Quelle place la Tchéquie entend-elle occuper dans le cadre des nouveaux enjeux sécuritaires liés à la région indo-pacifique ? Tiendra-t-elle un rôle d’acteur ou davantage d’observateur ?

« Dans la mesure du possible, nous essaierons d’être acteurs. Il me semble que la République tchèque est seulement le quatrième pays de l’Union européenne à avoir sa propre stratégie pour l’Indo-Pacifique. Cette stratégie ne revêt pas un simple aspect théorique. Elle est réellement l’expression de notre volonté, de nos valeurs, de nos positions, de notre savoir-faire pour l’Asie, fondée non pas sur la force, mais sur des partenariats d’égal à égal. Cette région est extrêmement importante. Si vous regardez les statistiques, vous constaterez que l’Indo-Pacifique représente, je dirais, environ 45 % du produit intérieur brut mondial. Ce chiffre pourrait grimper, dans quelques années, jusqu’à 50 %. Un grand pourcentage de la population mondiale y vit également. Les principales routes commerciales passent par là. De nombreux pays [de la zone] sont finalement assez proches de nous malgré la distance géographique, et je ne parle pas là seulement des traditionnels Corée, Japon ou Australie, mais également des pays de l’ASEAN [Association des nations de l’Asie du Sud-Est] et même de l’Inde avec lesquels nous aimerions avoir des relations plus étroites. »