La triste histoire d'Otakar Svec, sculpteur de Staline et victime de son époque

Staline sur la colline de Letna

Martin Zet et le Centre de l'Art contemporain à Prague sont à l'origine d'un surprenant hommage rendu au sculpteur Otakar Svec. Il est surtout connu pour être l'auteur de la fameuse statue de Staline qui a trôné pendant sept ans sur la colline de Letna.

Six photographies très grand format, représentant six bustes d'importants artistes tchèques réalisés entre 1918 et 1948, sont affichées sur l'un des quais de la Vltava. Cette initiative a le mérite de nous faire découvrir une histoire étonnante, à la fois « la tragédie personnelle d'un sculpteur moderniste et l'évocation des hauts et des bas pour toute une génération d'artistes en Tchécoslovaquie », comme le résume le document de l'exposition. Le choix d'appeler celle-ci « Le sort de la Nation » révèle d'ailleurs bien la dimension que ses promoteurs ont voulu lui donner.

Otakar Svec a travaillé principalement pendant l'entre-deux-guerres, réalisant surtout des bustes mais aussi des oeuvres plus originales comme le Motocycliste. Il deviendra vraiment célèbre en Tchécoslovaquie seulement dans les années 50, et pas de la meilleure des manières. Arrivés au pouvoir en 1948, les communistes lancent un concours devant aboutir à la réalisation d'une statue de Staline, alors au pouvoir en Union Soviétique. Elle doit être construite sur la colline de Letna, qui domine la Vltava et toute la Vieille-ville, bref un point de vue privilégié sur Prague. Le projet sélectionné serait celui qui respecterait le mieux les principes du « réalisme socialiste ».

Petr Witllich, ancien professeur d'Histoire des arts à l'université Charles et auteur d'une monographie sur Svec, raconte la suite. « On s'attendait à l'époque à ce que le jury choisisse un sculpteur plus renommé qu'Otakar Svec, mais beaucoup ont cherché à se dérober en présentant délibérément des projets monumentaux mais inutilisables. Par exemple, Vincenc Makovsky avait créé un Staline aux bras ouverts, comme la statue de Jésus au-dessus de Rio de Janeiro. » Otakar Svec, qui n'espérait au départ qu'un peu d'argent grâce au concours, est donc finalement désigné comme lauréat. « Il ne pouvait pas dire non, il n'y avait plus d'issue », poursuit Petr Wittlich.

Haute d'une dizaine de mètres, la statue représente le « Petit père des peuples » entouré de huit autres personnages, ouvriers, paysans et soldats tchécoslovaques et soviétiques. Elle a vite été surnommée ironiquement par les Praguois « File d'attente à la boucherie ». L'inauguration eut lieu le 1er mai 1955, plus de deux ans après la mort de Staline.

Svec n'y assista pas, s'étant donné la mort trois semaines plus tôt. Sa femme s'était elle aussi suicidée un an plus tôt, ses amis l'avaient abandonné, le milieu artistique en avait fait un objet de moqueries et de durs reproches, voire de menaces. Quant à la statue, elle ne résista pas longtemps à la vague de déstalinisation et fut dynamitée en 1962.

En montant ce projet, Martin Zet, lui-même sculpteur et photographe, a voulu à la fois rendre justice à Svec en présentant son travail avant la période communiste et poser, sur un mode provocateur, la question de la responsabilité morale de l'artiste et du citoyen. Ludvik Hlavacek, responsable du Centre de l'Art contemporain, « essaie de voir Otakar Svec dans toute sa complexité. La mission de l'art n'est pas de répondre aux questions, mais de les poser. Et c'est à chacun de trouver sa propre réponse. »

Auteur: Benoît Humeau
mot-clé:
lancer la lecture