L’affaire des manuscrits de Kafka (2)

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Retour sur l’affaire des manuscrits de Kafka, qui font l’objet d’un duel juridique entre Israël et les deux filles de la secrétaire de Max Brod. A la lumière du passé, nous revenons sur le bien-fondé des prétentions de chaque partie mais aussi sur le contenu du mystérieux coffre-fort en Suisse...

« Kafka travaillait dans une compagnie d’assurance et par ailleurs, il visitait souvent des usines et des ateliers et il a décrit en détail les divers accidents du travail. Il le faisait dans le cadre de son activité professionnelle mais il avait un profond sentiment social. Kafka était du côté des gens modestes et non pas de celui de la compagnie d’assurance. »

Markéta Mališová, directrice de l’Association Franz Kafka à Prague, nous dévoile une facette méconnue de l’écrivain que nous avions déjà évoquée la semaine dernière : sa dimension sociale. On la retrouve dans Le Château, où le héros prend partie pour les déclassés sociaux, symbolisés par la famille Barnabé.

Markéta Mališová
Ironie de l’histoire, le régime communiste tchécoslovaque bannit les œuvres et le nom même de Kafka pour son caractère « bourgeois et réactionnaire », selon la terminologie de l’époque. Il faudra attendre 1963 et le colloque à Liblice pour que ses livres soient partiellement autorisés.

Ecrivain social, homme d’humour, ce qui est aussi mal connu, Juif tchèque de langue allemande, Kafka était tout cela. Certes, Kafka était conscient de sa condition juive, et l’impact de cette conscience sur son œuvre reste encore à étudier. Mais pour Markéta Mališová, l’universalité de son œuvre permet difficilement de considérer Kafka d’abord comme un écrivain Juif.

Et de souligner l’absence de place Franz Kafka à Tel Aviv. Concernant l’autre partie réclament les manuscrits de Kafka, les deux filles de Esther Hoffer, la secrétaire de Max Brod, Markéta Mališová est particulièrement lucide.

Esther Hoffe et Max Brod
« Pour moi, c’est en premier lieu une affaire d’avocats et de gros sous. C’est une question d’argent et les manuscrits de Kafka n’ont en soi pas beaucoup d’importance. Que s’est-il passé ? Kafka meurt et il écrit deux fois à Max Brod afin qu’il brûle tous les manuscrits n’ayant pas été encore publiés. Il n’y avait pas de testament mais, après sa mort, ce furent les parents de Kafka et sa sœur, Ottla, qui héritèrent. A Ottla, il laissa sa bibliothèque, sa table et d’autres choses qui composaient sa chambre. Max Brod a fait beaucoup pour Kafka. Mais la première chose pour les avocats est de déterminer si Max Brod était l’héritier et s’il pouvait disposer de l’œuvre de Kafka. C’est compliqué de répondre d’un bloc à cette question. Seconde question : Esther Hoffer, compagne et secrétaire de Max Brod, était son héritière mais pourtant ils n’étaient pas mariés. Tout ceci est donc assez discutable pour moi. Le pire pour moi serait que les deux filles d’Esther Hoffer vendent certaines pages des manuscrits à Sothebys, ce serait absolument terrible. Elles l’ont déjà fait dans le passé : elles ont pris quelques pages des notes préparatoires pour le Château et l’ont vendu aux enchères… Un peu comme le fils de Cézanne qui découpa certaines peintures pour les vendre ! Pour moi, la République tchèque devrait recevoir ces manuscrits : Kafka est né à Prague, il y a étudié et y a vécu toute sa vie, mis à part quelques mois qu’il passa à Berlin et des visites à Vienne. Donc, en bref : c’est la famille de Kafka qui devrait hériter des manuscrits. A Prague vivent les derniers parents proches de Kafka : le fils d’Ottla, Neter. Kafka est un écrivain si important, qui a influencé la littérature du XXe siècle et ces manuscrits doivent surtout rester disponibles au public. Ils devraient être placés dans des archives, que ce soit à Prague ou même à Berlin. »

Mais au fait, que doit-on s’attendre à découvrir dans ce coffre-fort en Suisse ?

« Nous ne savons pas exactement ce qui se trouve dans ce coffre. Ce que je peux dire, c’est que toutes les éditions critiques du travail de Kafka ont déjà été publiées. Elles ont été élaborées par Max Brod après la mort de Kafka. Brod fut très précis à compléter l’œuvre de Kafka d’après ses notes. Mais on sait que Brod n’a pas caché grand-chose. Il a peut-être enlevé certains passages concernant les relations de Kafka avec les femmes et d’autres éléments intimes. Donc je crois qu’on ne trouvera, dans ces coffres, aucun élément qui puisse apporter quelque chose de nouveau quant à l’œuvre de Kafka. Ce qu’on peut en revanche y trouver, c’est l’agenda de Max Brod, très important puisqu’il y décrit son amitié avec Franz Kafka. Il faut aussi avoir à l’esprit que Max Brod lui-même avait conscience qu’il n’était pas l’héritier juridique de l’œuvre de Kafka. D’ailleurs dans les années 1960, si je me souviens bien, il donna à des proches vivant en Grande-Bretagne de nombreux manuscrits de Kafka et ils sont aujourd’hui consultables à la Bibliothèque d’Oxford. Donc, pour moi, le plus important n’est pas de savoir où seront les ‘manuscrits’ mais qu’ils soient disponibles au public. Ils ne doivent surtout pas finir comme des reliques dans une vitrine mais doivent être placés dans des archives afin d’être ensuite publiés. »

Finalement, et Markéta Mališová ne le mentionne pas, ce qu’on découvrira dans ce coffre-fort devrait peut-être revenir à l’Association Franz Kafka elle-même. Fondée en 1990, cette institution est particulièrement active : outre ses traductions de Kafka en tchèque, elle organise chaque année le prix Franz Kafka, dont le prix fut, dans le passé, décerné à des lauréats aussi éminents que Philip Roth ou Ivan Klíma...