L’anticommunisme est-il normal en République tchèque ?
« L’anticommunisme est-il normal ? ». Pour Karel Strachota, directeur du projet éducatif « Histoires de l’injustice » (Příběhy bezpráví), la réponse est claire et il l’affirme notamment dans son article publié dans le quotidien Lidové noviny en septembre dernier. Le politologue et activiste Ondřej Slačálek est, lui, beaucoup plus réservé dans ses propos. Vingt-quatre ans après la chute du régime communisme, le terme « anticommunisme » a revêtu des significations diverses et Radio Prague a cherché à saisir son contenu et son usage.
« Si nous n’apprenons pas et ne tirons pas des enseignements des fautes commises, nous referons les mêmes fautes à l’avenir. Dans ce sens, je pense que les appels à refermer un chapitre du passé et à ne plus revenir dessus sont en contradiction directe avec la capacité d’éviter de commettre les mêmes fautes. »
Près de 650 écoles participent en ce mois de novembre au projet de Člověk v tísni appelé « Histoires de l’injustice ». Karel Strachota en est le directeur et en présente les objectifs :
« Nous essayons de transmettre aux jeunes le vécu de l’avant 1989. Pour ce faire, on met l’accent sur les histoires de personnes concrètes ayant souffert du régime communiste. Dans notre projet phare ‘Histoires de l’injustice’, on projette des films et organise des débats avec des témoins de l’époque. L’objectif est de montrer cette période récente qui influence tellement notre présent d’une manière autre que celle d’un manuel scolaire. C’est important, car beaucoup de cours d’histoire s’arrêtent à la Seconde Guerre mondiale. Dans les familles, le plus souvent, on ne parle pas de ces sujets, à la télé on passe en boucle des vielles séries et des émissions rétro. Après, il ne faut pas s’étonner que les jeunes ne connaissent pas l’histoire. C’est notre faute à nous, les adultes. »Člověk v tísni réalise depuis trois ans un autre projet appelé « D’un lieu où on vit » (Z místa, kde žijeme). Ce projet encourage les rencontres entre de jeunes lycéens et des victimes du régime communiste qui vivent dans leur entourage ou dans leur quartier. Selon Karel Strachota, ces échanges sont bénéfiques pour tous. De leur côté, les étudiants conduisent une recherche à partir d’un destin concret et le partagent avec leurs camarades. D’autre part, il s’agit souvent de la première occasion pour une personne aujourd’hui âgée de raconter son histoire à des inconnus. En tous les cas, le message de Člověk v tísni met toujours l’accent sur l’importance de connaître l’histoire récente de son pays pour savoir apprécier la démocratie. Karel Strachota :« Si on accepte l’idée que l’école devrait également éduquer des citoyens démocrates, il n’est pas possible d’utiliser une approche du régime communiste qui essaierait de nuancer et contrebalancer ses aspects positifs et négatifs. Si on adopte une attitude démocratique et morale, c’est un parti pris, et la majorité des enseignants vous diront qu’ils le prennent. »
En vertu de ces principes, Karel Strachota se revendique donc de l’anticommunisme, qui pour lui est une attitude normale, l’équipement de base de chaque démocrate, qu’il définit ainsi :
« Selon moi, l’anticommunisme est une attitude qui refuse fondamentalement l’idéologie communiste et la mise en œuvre concrète de celle-ci. »Considéré sous cet angle, l’anticommunisme s’apparente à l’antiracisme et à l’antinazisme. Si l’ONG Člověk v tísni est parfois accusée de parti pris dans son approche de l’histoire, Karel Strachota appelle ses critiques à présenter des arguments concrets en faveur du communisme que lui-même refuse d’inventer.
Cet anticommunisme est également dirigé contre le parti communiste actuel, jamais réformé depuis la révolution et qui incarne, aujourd’hui encore, son histoire totalitaire. Mais Karel Strachota réfute l’argument selon lequel son attitude viserait à discréditer l’ensemble des partis de gauche :
« On nous accuse en affirmant que notre anticommunisme est dirigé contre l’ensemble de la gauche sans exception. Mais si cela était vrai, cela voudrait dire que l’antinazisme serait dirigé contre toute la droite, ce qui est clairement faux. Mais il faut savoir que les partis de gauche eux-mêmes prennent leurs distances avec le parti communiste. Il n’est pas non plus sans importance de rappeler que le parti communiste tchèque se réclame ouvertement de l’héritage de l’ancien régime. »
A cela, le politologue et activiste Ondřej Slačálek propose sa définition d’une personne anticommuniste :
« Un anticommuniste aujourd’hui est une personne persuadée du caractère criminel du communisme. Il croit qu’il y a une essence commune du communisme, elle est en principe la même que l’essence du nazisme. Son incarnation est le parti communiste, mais l’essentiel, on ne l’apprend pas de leur comportement actuel, mais en regardant le passé, qui montre comment ils se sont comportés quand ils avaient la liberté de faire ce qu’ils voulaient. Ainsi, je pense que le point principal est la persuasion que la menace la plus grave pour la démocratie est le communisme, comme le nazisme. »Selon Ondřej Slačálek, l’anticommunisme tchèque a pris différentes formes ces vingt dernières années. Il évoque celle du début des années 1990 :
« L’anticommunisme dans ses diverses formes fait partie intégrante de la culture politique tchèque. Dans les années 1990, il s’agissait d’un élément fédérateur de la société, même s’il ne revêtait pas toujours sa forme exacerbée. Il y avait tout un éventail de postures dans cette attitude. D’un côté, il y avait les anticommunistes radicaux qui cherchaient à interdire le parti communiste, mais ils ont perdu. D’un autre côté, l’anticommunisme a été utilisé par la droite dans la compétition électorale. Václav Klaus, l’ancien chef du gouvernement et de l’Etat, s’est servi de l’anticommunisme pour vaincre les éléments plus centristes du mouvement civique après la révolution de Velours et au moment de la création de son Parti civique démocrate. »
Ondřej Slačálek évoque une des fonctions de l’anticommunisme aujourd’hui, qui sert à renforcer et fédérer les partis de droite :
« Il y a toujours cette tendance à utiliser l'anticommunisme comme le col moral de la droite. Il est souvent associé à l’économie et utilisé pour justifier des démarches qui peuvent être controversées, comme les restitutions des biens aux Eglises. Selon l’ancien ministre des Finances Miroslav Kalousek, les restitutions sont non seulement destinées à réparer les fautes du passé, mais aussi à renforcer l’institution de l’Eglise qui fonctionnera comme un barrage au communisme. Le renvoi à l’anticommunisme devient un point commun pour une grande partie de la droite. Mais cette argumentation marche de moins en moins bien. Elle est moins crédible, même si elle reste assez forte. »Un des exemples de l’affaiblissement de cet argument peut être la réticence qu’une grande partie des Tchèques ont affichée, il y a quelques années de cela, au sujet du projet américain de radar et de base de défense aérienne sur le territoire tchèque. Même si leur position était la même que celle du parti communiste, cela ne les a pas pour autant empêchés de s’opposer au projet. Ondřej Slačálek conclut sur les effets pratiques de l’anticommunisme :
« La forte présence de l’anticommunisme dans la vie politique tchèque affaiblit considérablement la gauche et, en même temps, ne nous met pas assez en garde contre les autres dangers liés aux tenants du capitalisme. Andrej Babiš, milliardaire et chef de la deuxième formation politique la plus forte à la Chambre des députés, est surtout considéré comme un entrepreneur qui a réussi. Mais on n’est pas choqué par le fait qu’il soit le propriétaire des deux journaux tchèques les plus importants, qu’il est un magnat économique et qu’il est maintenant député. Et cela ne choque pas notamment parce que l’anticommunisme empêche de critiquer les capitalistes. »
Le cas d’Andrej Babiš est d’autant plus frappant qu’il figure sur les listes des confidents ayant collaboré consciemment avec la police secrète communiste. Andrej Babiš a intenté une action en justice pour contester l’authenticité de ces documents provenant des archives de l’Institut de mémoire de la nation slovaque. Mais visiblement, ces soupçons de collaboration avec la StB n’ont pas empêché les Tchèques de voter pour lui massivement lors des dernières élections législatives.Au delà de leurs désaccords, les invités qui ont participé à cette émission spéciale, Muriel Blaive, Tomáš Bouška, Karel Strachota et Ondřej Slačálek, s’accordent sur le fait que l’anniversaire de la révolution de Velours invite à contempler la qualité de la démocratie et à sans cesse la cultiver.