Le cheval de fer en pays tchèques (II)

La gare de l'empereur François-Joseph 1er

A la question essentielle de savoir comment le réseau ferré tchèque s’est développé, plusieurs éléments de réponses ont été apportés lors d’une précédente rubrique historique de Radio Prague qui s’est largement attardée sur son développement au XIXe siècle. Mais il en faut nécessairement une seconde pour comprendre comment ce réseau a traversé les deux conflits mondiaux, comment il a dû être repensé avec la création de la Tchécoslovaquie, quel a été son sort durant la période communiste. Cette deuxième rubrique, la voici, la voilà.

« Tout retard de ce type est une chose délicate. Napoléon est arrivé à Waterloo avec cinq minutes de retard et toute sa gloire a fini dans les choux. » On doit cette éloquente anecdote historique au brave soldat Chveïk, qui la relate juste après qu’il a tiré innocemment et sans la moindre raison l’alarme d’un train de transport de troupes rejoignant České Budějovice depuis Prague. Les récits de ses aventures, que l’on doit à Jaroslav Hašek, vétéran de la guerre de 14-18, illustrent bien l’importance pris par le chemin de fer durant ce premier conflit mondial. Chveïk est ainsi traîné de gare en gare, depuis la Bohême, par la Hongrie, jusqu’au front de l’Est, à tel point qu’il semble presque passer l’essentiel du temps de la guerre dans un train.

La bataille de Sadowa
Déjà lors de la guerre austro-prussienne de 1866, ce moyen de transport avait joué un rôle de premier plan. S’inspirant de l’exemple de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, les autorités prussiennes ont très tôt intégré le développement de leur réseau ferré à leur stratégie militaire, facteur non négligeable de la victoire décisive sur l’armée autrichienne lors de la bataille de Sadowa, non loin de Hradec Králové à l’est de la Bohême. C’est ce que confirme l’historien Jan Rychlík, interrogé dans une émission de la Télévision tchèque :

« L’une des raisons à cette défaite autrichienne majeure contre les Prussiens est également l’insuffisance du réseau de chemin de fer autrichien. Mais durant la Première Guerre mondiale, de façon évidente pour le transport des soldats, pour celui de l’armement, des machines, des provisions, le réseau ferré avait une importance énorme. C’est un moment où le chemin de fer est à son apogée mais où il montre aussi ses faiblesses, notamment dans le transport de troupes. Car durant la Première Guerre mondiale, il était possible de transporter l’armée assez près du front mais les soldats devaient terminer la route à pied, donc à la vitesse de leurs propres jambes, à savoir 4 km/h. C’est aussi pour cela que dans l’entre-deux-guerres, on a un processus de motorisation de l’armée, en favorisant les autos qui vont plus loin et sont plus mobiles. »

La gare de l'empereur François-Joseph 1er
Le conflit constitue aussi un temps particulier pour les compagnies ferroviaires qui doivent participer à l’effort de guerre avec une restriction du transport civil ainsi que pour les cheminots qui sont soumis à un régime militaire par l’Etat austro-hongrois, sur la base d’une loi passée en 1912. Par ailleurs, plusieurs centaines de kilomètres de voies ferrées sont construites puisqu’il s’agit également de relier tout site qui peut présenter un intérêt économique. Le réseau, relativement dense tel qu’on peut le connaître aujourd’hui, n’est sans doute pas optimal en termes d’efficacité. Surtout il n’est pas du tout adapté à l’Etat tchécoslovaque, qui naît sur les cendres de l’Autriche-Hongrie le 28 octobre 1918, alors qu’est créée la société des chemins de fer tchécoslovaque (Československé státní dráhy). Il faut rappeler au passage une scène ferroviaire inscrite dans l’imaginaire national tchèque : l’accueil triomphal, à la gare qui porte encore le nom de l’empereur François- Joseph 1er, réservé au nouveau président Tomáš Garrigue Masaryk lors de son retour au pays en décembre 1918. Il est alors plutôt bien accompagné puisque son train se compose de dix-neuf wagons et de deux locomotives.

Photo: František Krátký / Collection Scheufler
Hérité de l’espace austro-hongrois, le réseau ferroviaire est alors orienté vers Vienne en Bohême et en Moravie, vers Budapest en Slovaquie. La tâche première consiste donc à revoir fondamentalement ce réseau afin de relier le nouveau pays d’est en ouest. Dans un second temps, il y a certaines tentatives pour entamer une amorce d’électrification des voies, avec des précédents minimes au début du siècle et avec des résultats également mitigés, sauf à Prague. Jan Rychlík explique :

« Durant la Première République, un projet pilote d’électrisation de la ligne reliant Prague à Plzeň a été élaboré. Des locomotives ont été commandées, deux ont été construites, pour le transport de passagers comme de marchandises, capables de rouler à la vitesse de 90 km/h. Finalement, seul le réseau pragois a été électrifié, de courts tronçons entre l’actuelle gare principale de Prague et les gares de Smíchov, de Vršovice, de Libeň et de Vysočany. Ces voies étaient utilisées afin que Prague ne soit pas trop enfumée. Ailleurs, l’électrisation n’a pas été opérée. Il se dit que c’est en raison du lobby du charbon car la société des chemins de fer tchécoslovaque était l’un des plus importants acheteurs de charbon et les sociétés productrices avaient intérêt à ce que cela reste le cas. »

Photo: U.S. National Archives and Records Administration
D’un intérêt ferroviaire évident, le réseau ferroviaire tchécoslovaque est particulièrement visé durant la Seconde Guerre mondiale. Deux bombardements aériens américains visent la capitale tchèque. Le second raid, le 25 mars 1945, prend pour cible les usines d’armement de la société ČKD dans les quartiers nord-est de la ville : la gare historique de Libeň est détruite. Elle ne sera pas la seule à être endommagée. Outre les voies ferrées elles-mêmes, qui font parfois l’objet d’acte de sabotage par des résistants, les trains qu’utilisent les Allemands pour transporter troupes et marchandises sont en ligne de mire des pilotes alliés qui s’attachent à détruire prioritairement les locomotives et qui, souvent, d’après l’historien Milan Hlavačka, survolent dans un premier temps les wagons du convoi pour avertir les civils et leur permettre d’évacuer la zone. Des néologismes tchèques désignent alors ces chasseurs dont la tâche principale est la destruction des locomotives : les « kotláři », mot dérivé de la chaudière, et les « hloubkaři », ceux qui vont en profondeur. A la fin de la guerre, le bilan fait état de 3500 kilomètres de voies ferrées endommagées, bien que les pays tchèques aient finalement été relativement épargnés, et d’à peine un cinquième du parc de locomotives encore en état de fonctionnement.

Le train à vapeur à Prague - Dejvice en 1974,  photo: Ing. Ivo Mahel,  CC BY-SA 3.0 Unported
La fin de la guerre s’accompagne de menus changements. Par exemple les gares portant des noms allemands sont « tchéquisées » et avec l’arrivée au pouvoir des communistes, l’ensemble du rail est nationalisé. On commence à construire davantage de voies électrifiées en même temps qu’on remplace les anciennes locomotives à vapeur par des machines à diesel, tâche ardue car les ingénieurs tchécoslovaques n’ont pas d’expérience en la matière. Officiellement, la vapeur disparaît définitivement comme mode de traction en 1980. Un grand chantier est par ailleurs lancé au début des années 1950, la fameuse Trať družby, autrement dit la « ligne de l’amitié », qui doit permettre dans la région de Košice de relier la Tchécoslovaquie à son nouveau frère de cœur, l’URSS. Ce n’est pas le seul bouleversement opéré à cette époque comme l’indique Jan Rychlík :

« Dans les années 1950, les chemins de fer ont été militarisés selon le modèle soviétique. Cela s’est manifesté également au niveau des uniformes avec l’abandon de l’uniforme classique avec la casquette autrichienne de type militaire jusqu’alors en vigueur. A la place, on a adopté par exemple des épaulettes telles qu’on en portait dans l’armée soviétique. En fait, tout dans le milieu des chemins de fer était de l’ordre du secret. »

La gare de Těšnov en 1971
Sous la période communiste, comme à certaines époques auparavant, il est par exemple interdit de photographier les gares. Des photographies, c’est pourtant tout ce qu’il reste de la gare de Těšnov, un joyau architectural de style néo-Renaissance construit entre 1872 et 1875 à Prague, là où se situe désormais l’actuelle station de métro Florenc. Le bâtiment, considéré comme l’une des plus belle gare d’Europe centrale, inutilisé à partir des années 1970 part en fumée en 1985 sous l’effet de 400 kg d’explosifs.

La gare de Bubeneč,  photo: VitVit,  CC BY-SA 4.0 International
D’autres gares pourraient subir un sort similaire alors que l’Etat tchèque doit gérer un réseau dense de 9500 kilomètres de voies ferrées, dont un tiers est électrifié. Sur les lignes les plus fréquentées, la compagnie nationale České drahy fait désormais face à la concurrence de sociétés privées, alors qu’elle doit encore assurer un service pour des stations rurales désertées. Que faire par exemple avec la gare de Bubeneč, pourtant l’une des plus anciennes de Prague, et où plus aucun train ne s’arrête depuis 2014 ? Pour l’heure, un agréable bar, quoique très enfumé, fait encore vivre le lieu, mais pour combien de temps encore ?