Le destin méconnu de Walter Sisulu, proche de Mandela, illustré en réalité virtuelle
Une plongée sans précédent dans le procès intenté par l’État sud-africain à Nelson Mandela et aux autres opposants à l’apartheid. C’est ce que propose Nicolas Champeaux dans Accused #2 : Walter Sisulu, présenté dans le cadre du festival du film sur le droits de l'Homme, One World. Le journaliste s’est plongé dans les 256 heures d’archives sonores de ce procès historique, et il en a sorti ce court métrage de 15 minutes en réalité virtuelle, à voir avec un masque sur les oreilles et un casque sur la tête. De quoi s’immerger dans un tribunal oppressant et parfois un peu fantasmagorique… Colin Gruel a rencontré le réalisateur.
Le matériel de base de votre film, ce sont les 256 heures d’archives sonores du procès de l’État sud-africain contre Nelson Mandela et ses partisans… Comment les avez-vous retrouvées ?
« Les archives sonores prenaient la poussière depuis 1964, parce qu’elles ont été enregistrées sur un support analogique complètement désuet : le dictabelt. Ce sont des vinyles souples translucides qu’on peut plier et classer facilement. On n’avait pas la technologie pour les numériser sans les endommager jusqu’à ce qu’un français, Henri Chamoux, invente l’archéophone, et puisse les restaurer. »D’où vous est venue l’envie d’en faire un film ?
« J’ai d’abord réalisé un documentaire pour RFI de deux fois trente minutes, chaque dictabelt ayant une durée de trente minutes maximum. Et j’ai fait réagir Ahmed Kathrada, l’un des accusés, par téléphone. J’avais entendu simplement une heure, il en restait 255. Et je me suis dit que c’était une époque mal connue… De là, on s’est rapidement dit qu’il y avait matière à faire un film. »
Comment avez-vous surmonté le problème de l’absence d’images ?
« On s’est rapidement tournés vers l’option de l’animation. Tout d’abord parce qu’un procès, on ne peut que rarement le filmer. Et ensuite, l’épouse de l’accusé numéro 6, Elsa Bernstein, avait fait quelques croquis à la sauvette pendant les audiences. Elle avait un bon coup de crayon, et on s’est dit que c’était une bonne base à donner au dessinateur qui aurait la responsabilité d’imaginer des décors pour le son. »
Vous aviez réalisé un premier film utilisant les mêmes archives et le même graphisme. Pour ce nouveau court-métrage de quinze minutes, pourquoi avez-vous voulu passer par la réalité virtuelle ?
« La réalité virtuelle permet une certaine immersion. Ce sont des films qu’on regarde avec un masque et un casque, et la bande sonore du film est constituée des seules archives sonores du procès. Ça permet de vraiment se concentrer sur ce qui se dit sur le procès. Et ça permet sans doute plus facilement au dessinateur de recréer, à partir de dessins assez sombres, réalisés au fusain, l’environnement d’une salle de procès, le huis clos d’une salle de procès, l’aspect suffocant d’un procès au cours duquel les prévenus risquent la peine de mort. »
Qui était Walter Sisulu ?
« Walter Sisulu était l’accusé numéro 2 du procès, Mandela étant le premier. C’est assez amusant, parce que ce n’était pas la première fois qu’ils comparaissaient ensemble, et lors d’un autre procès, Sisulu était l’accusé numéro 1. Et on se pose parfois la question de pourquoi ce n’est pas Sisulu qui a été désigné comme figure de proue du mouvement… Pourquoi n’a-t-il pas été le premier président sud-africain post-apartheid ? Dans les faits, c’est lui qui a repéré, conseillé Mandela, il l’a fait entrer à l’ANC, il a été précurseur dans les stratégies de lutte. Mais c’était quelqu’un qui n’aimait pas la lumière. Il n’avait peut-être pas le charisme de Nelson Mandela parce qu’il était d’origine sociale plus modeste. Pour lui, Mandela était tombé du ciel, il allait être le visage du mouvement. Toujours est-il qu’il a passé autant de temps en prison que Mandela, alors que lui aussi était marié, avait des enfants… Or, il est très peu connu. Il nous semblait donc intéressant de se consacrer exclusivement à lui pour la réalité virtuelle. »Tout au long du film, il reste étonnamment paisible, n’exprime pas la moindre colère ou amertume.
« Walter Sisulu est un homme noir dans le box des accusés d’un tribunal blanc. Dans un tel contexte, le juge et le procureur ont plus de pouvoir. Le procureur a une forte personnalité, il est très zélé, en fait des tonnes, de faux falsettos… Il se grandit, et le responsable des animations joue avec cet aspect très théâtral, suggérant que c’est un homme diabolique, il devient une sorte de moineau, de chauve-souris inquiétante. Sisulu reste à la même taille, mais il ne cède rien, il rend les coups. Le procureur a beau être dans un tribunal de blancs, finalement, il est obligé de faire appel à des artifices, des pas de danse, tandis que Sisulu est intègre, presque flegmatique… »
Il ne sombre jamais dans la colère, dans l’amertume…
« Là, le régime apartheid leur organise un procès, et dans la salle il y a des ambassadeurs, des journalistes… C’est une aubaine pour eux. Donc ils en profitent pour faire le procès de l’apartheid. Il ne s’agit pas de se venger : l’essence même de leur mouvement de l’ANC, et on peut même remonter jusqu’à Gandhi, ne réside pas dans la vengeance mais dans la paix, la réconciliation… Ils veillaient à ne pas être amers et à ne pas se venger. D’ailleurs le procureur a été invité à la prestation de serment de Mandela lors de son élection. »
Comment votre film a-t-il été accueilli en Afrique du Sud ?
« On a montré le documentaire au festival international du film de Durban en 2018 : il a reçu le prix du public, le prix le plus intéressant pour nous en tant que blancs européens proposant un film sur un événement récent dans l’histoire d’un pays qui n’est pas le nôtre. Il a été bien reçu alors même qu’en ce moment c’est un sujet qui éveille des tensions. Un mouvement populiste qualifie même Mandela de traître, tant il aurait fait de concessions aux blancs pour parvenir à une Afrique du Sud harmonieuse. »
Que reste-t-il de l’apartheid en Afrique du Sud ?
« C’est très simple : si vous allez en Afrique du Sud, la personne qui va repasser vos chemises sera probablement noire, celle qui va vous aider à garer votre voiture sera noire, celle qui s’occupera de votre jardin sera noire, celle qui prendra votre commande au restaurant sera noire… On a l’impression que les noirs sont encore au service des blancs. Cela dit les choses changent : je vois de plus en plus de déjeuners de travail entre un blanc et un noir, ce que je ne voyais pas il y a dix ans. Donc les résidus de l’apartheid sont encore là : les propriétaires de fermes industrielles sont encore là. L’apartheid, ça veut dire développement séparé, c’est un plan d’urbanisme à grande échelle, donc il en reste beaucoup de choses. Mais de la même façon, aux États-Unis, vous avez un centre d’affaires avec des immeubles, et immédiatement vous avez des quartiers résidentiels blancs, et les noirs sont plus loin. C’est un petit peu la même chose. En France, les populations noires africaines sont souvent éloignées de la ville aussi… Les choses changent aussi, cela dépend de quel point de vue on se place. »