Le monde à travers la caméra d’Ivo Bystřičan
Le festival des droits de l’Homme, « Jeden svět » organisé par l’ONG « Člověk v tísni » (« L’Homme en détresse »), s’est achevé ce mercredi à Prague. C’était l’occasion pour Radio Prague de rencontrer le jeune réalisateur tchèque, Ivo Bystřičan dont les deux films documentaires, « Dál nic » (« Plus loin rien ») et « Mých posledních 150 000 cigaret » (« Mes 150 000 dernières cigarettes ») figuraient dans la programmation du festival.
L’idée pour ce documentaire qui relate la construction de l’autoroute D8 est venue à Ivo Bystřičan au moment d’un voyage dans le nord-ouest de la Bohême. Il apprend alors que la zone naturelle protégée qui s’y trouve devrait dans l’avenir faire place à l’autoroute D8, une connexion routière stratégique avec l’Allemagne. Par curiosité, il commence donc à filmer les premiers travaux sans imaginer à l’époque qu’au bout de sept ans l’achèvement de la D8 serait encore loin :
« Je pensais que construire 15 km d’autoroute pouvait durer longtemps, mais qu’ils n’en construisent que la moitié en sept ans, personne ne pensait cela possible, ni moi, ni les constructeurs, ni les écologistes, ni les habitants locaux. J’envisageais de tourner jusqu’à l’ouverture solennelle de l’autoroute, mais cela prendra encore des années, et je pense qu’il n’y a plus autant de matière intéressante à tourner. »C’est ce qu’explique Ivo Bystřičan qui ajoute que les complications accompagnant la construction de cette autoroute ont dicté la dynamique de son film, lequel se concentrait donc sur le segment le plus controversé de l’autoroute D8. Ce tronçon traverse, sur une distance de 15 km, České středohoří, une zone naturelle protégée. De ce fait, les critiques de ce projet défendaient la construction d’un tunnel pour préserver la nature. Cette option bien plus coûteuse n’a pas été retenue et les travaux ont commencés en novembre 2007. Le réalisateur admet avoir eu lui-même un a priori négatif et donc un regard biaisé vis-à-vis de la présence de cette autoroute dans une zone naturelle protégée :
« J’ai commencé à tourner le film en étant dégoûté du fait que la nature devait être détruite par une telle construction. Je n’avais certainement pas un regard neutre au départ. Mais avec le temps, quand je me familiarisais avec les personnages, mon avis s’est complexifié à tel point qu’il est exprimé par l’intégralité de ce film. A présent, je ne peux pas dire que cette autoroute est bien ou mal. »
Si le documentaire traite d’un phénomène négatif, l’artificialisation d’un milieu naturel, le regard sur les personnages du film reste assez neutre. Le spectateur découvre donc un chef de chantier plutôt sympathique, un écologiste déterminé et quelque peu cynique et des habitants du coin qui se sont adaptés de différentes manières à la situation :« Le film ne représente pas la lutte du bien contre le mal. Il n’est pas dit que le bien est incarné par le militant écologique ou par le chef du chantier. Dans ce sens, je pense qu’il s’agit d’un documentaire qui est impartial. »
En effet, l’activiste dévoile parfois son côté cynique et une certaine incapacité à expliquer son engagement à la population locale. Le chef de chantier, lui, reste muet quand il s’agit d’expliquer pourquoi la construction de l’autoroute se poursuit sans toutes les autorisations requises. Car c’est en raison de problèmes légaux et de violations de certaines procédures que les travaux bloquent. Ces violations ont été reconnues par deux jugements en 2008 qui ont considérablement ralenti les travaux. En conséquent, les villages à la proximité de l’autoroute font face à une affluence de camions et souffrent du bruit et de la poussière omniprésents, déjà depuis des années. L’ouverture de l’autoroute est donc considérée comme un soulagement mérité pour les gens qui vivent là et qui accusent les écologistes « d’aimer davantage les libellules et les grenouilles que les gens ». Ivo Bystřičan remarque :
« Certaines scènes montrent que nous utilisons les mêmes mots pour décrire des choses tout à fait différentes. J’ai l’impression que les écologistes ont du mal à expliquer leur engagement à la population. Le débat autour de cette autoroute est arrivé à un point tel que personne n’arrive à comprendre qu’aucun activiste ne bloque sa construction, en revanche, que celle-ci est freinée par des procédures judiciaires contre des violations de la loi. Cela montre que l’engagement des activistes n’a pas réussi à établir un lien avec les gens ordinaires. Nos lois ne reconnaissent pas le blocage mais permettent à chacun d’alerter contre leurs violations. »Le documentaire met en lumière des intérêts qui semblent contradictoires, mais le sont-ils vraiment ? Le droit des habitants des villages « à leur calme » légitime-t-il des violations aux procédures légales ? Aussi, l’activité des écologistes est souvent mal comprise. En réalité, le protagoniste dans le documentaire se spécialise sur le contrôle de la légalité des grandes constructions routières. Il pointe du doigt des violations de la loi qui n’ont souvent rien à voir avec la nature. Mais il est peu écouté par la population locale où la parole des ingénieurs a un poids beaucoup plus grand :
« Les médias ont accepté le discours des constructeurs que sont les ingénieurs et donc les soi-disant experts. Dans notre société, les activistes sont toujours des charlatans. Ainsi, les médias véhiculent ce discours légitimant les dires des chefs de chantier et des hommes politiques et décrédibilisent d’emblée les voix discordantes. Ce mécanisme de circulation de l’information s’est pleinement manifesté dans le cas de cette zone naturelle de České středohoří. »Comme le souligne Ivo Bystřičan, l’autoroute ne crée pas seulement des fossés dans la nature mais aussi entre les gens. L’autoroute permet de les relier plus rapidement, mais elle les éloigne mentalement. Finalement, la conclusion du documentaire s’est présentée elle-même au réalisateur ; en 2013 un éboulement de la colline proche de l’autoroute l’a bloquée ce qui a un temps conduit à la suspension des travaux.
Ivo Bystřičan coopère régulièrement avec la chaine de télévision publique. Entre 2011 et 2013, il a signé huit émissions, parmi elles, « La foi atomique » en 2012 (« Atomová víra ») ou « Hypermarché, son maître et son esclave » en 2011 (« Hypermarket, jeho pán a otrok »). Parmi ses huit films se trouve également un documentaire projeté au festival « Jeden svět » et au festival international du film documentaire de Jihlava « Mes 150 000 dernières cigarettes ». Le réalisateur y devient un véritable acteur où il essaie de se libérer de son addiction à la cigarette.
L’objectif du film était d’expérimenter le processus de sortie de cette drogue et d’explorer les stratégies mises en œuvre par l’industrie du tabac pour fidéliser les jeunes consommateurs à la cigarette. Là encore, Ivo Bystřičan a dû adapter au fur et à mesure son projet :« Au départ je pensais que dépasser l’addiction serait beaucoup plus difficile, voire impossible, car j’avais essayé d’arrêter plusieurs fois sans succès. Pour cela, dans mon scénario, j’ai envisagé d’examiner également la nébuleuse de l’industrie de l’abandon de la cigarette, les produits pharmaceutiques ou les thérapies alternatives. Mais il s’est avéré qu’arrêter de fumer était plus facile que ce que j’avais pensé. »
Ainsi, Ivo Bystřičan considère que ce qui rend cette addiction infernale c’est surtout le discours complice qui l’accompagne. Il est socialement accepté de fumer, d’ailleurs la majorité des législateurs sont concernés ce qui joue peut-être en défaveur de toutes les initiatives d’interdiction de fumer dans certains endroits. De plus, si les conséquences néfastes sur la santé ne se manifestent pas immédiatement, tout le monde en est conscient. Ivo Bystřičan explique pourquoi il n’a pas lui-même été convaincu par les documentaires existants sur les maux liés à la cigarette :
« Quand j’étais moi-même fumeur, toutes les statistiques sur le nombre de morts à cause des cigarettes m’étaient égales. Quand les statistiques vous sont servies de manière détachée les unes des autres, elles perdent en puissance. Il faut les contextualiser et l’ensemble doit me toucher, moi personnellement. Pour le documentaire, j’ai interrogé des personnes qui sont gravement malades à cause des cigarettes, mais elles ont toutes refusé d’apparaître devant la caméra parce qu’elles avaient honte. Ces gens-là m’ont dit qu’ils ne se sentaient jamais concernées par les risques énoncés par les statistiques. On a toujours tendance à penser que les conséquences néfastes toucheront les autres. Après, le fumeur ne réfléchit pas forcément en ces termes, la cigarette lui permet de se sortir temporairement de son syndrome d’abstinence. Il se dit à ce moment-là qu’il crèverait pour pouvoir fumer. »Pour son film, Ivo Bystřičan s’est inspiré des documentaires qui lui ont déplus. Il a voulu éviter de réaliser un film au discours moraliste. Pour cela, il a choisi de suivre sa propre tentative d’arrêter de fumer avec le message sous-jacent suivant – le mieux c’est de ne pas commencer. Il dévoile tout au long du film la stratégie de l’industrie du tabac qui vise les jeunes consommateurs, car selon les statistiques, ce ne sont pas les adultes qui commencent à fumer. C’est donc sur les jeunes que repose l’avenir de cette industrie qui par ailleurs refuse toute communication et cela, même quand le réalisateur vient leur rendre visite habillé en cigarette géante. Ivo Bystřičan conclut :
« Cela fait 20 ans que nous savons tout sur les cigarettes et il est scandaleux qu’en dépit de cela elles peuvent encore exister. Ce n’est pas contre les fumeurs mais contre cette industrie. »Le réalisateur assure que le message de son film n’est pas pessimiste. D’un côté il démontre qu’il est possible d’arrêter de fumer. D’un autre côté, il considère que l’avenir de cette industrie du tabac s’assombrit, que ses promoteurs le savent et que c’est pour cela qu’ils se cachent du regard public.