Le premier roman de Hana Belohradska
"Il était là, assis à l'épicentre de ce cauchemar, un vieux juif fatigué, qui a horreur de la haine et qui sait qu'il lui reste à accomplir un dernier petit bout de chemin, et qu'il doit attendre encore un petit moment avant de le faire. Et qui sent que la tristesse qu'il porte en lui est vieille de plusieurs siècles." C'est par ces paroles que l'écrivain tchèque Hana Belohradska brosse le portrait du héros de son livre intitulé Docteur Braun, derniers jours.
"Nous venons de découvrir un roman tchèque de Hana Belohradska, qui vient d'être traduit en français, nous écrivent Marie Quenel et Jean-François Vilar de France à propos de ce livre. Cela a été une découverte totalement inattendue car la presse française n'en a pas parlé. C'est en fouinant régulièrement dans les rayons "Europe centrale" que nous l'avons découvert dans une librairie parisienne. Comme il y a si peu d'auteurs tchèques traduits, nous achetons systématiquement les livres d'auteurs tchèques et là vraiment nous considérons que c'est le meilleur livre de l'année 2001 que nous ayons lu. Nous trouvons véritablement injuste que la presse française n'en ait pas parlé. Nous aurions une suggestion à vous faire: pourriez-vous parler de ce livre sur Radio Prague car cela pourrait intéresser les auditeurs français amoureux de la République tchèque."
La carrière littéraire de Hana Belohradska est due probablement au revers de fortune qui a marqué sa jeunesse. Elle est née en 1929 dans une famille d'avocat et cela s'est révélé comme un handicap sérieux. Elle est entrée à la faculté de droit en 1948, année du coup d'Etat communiste en Tchécoslovaquie, et elle a été obligé de quitter la faculté l'année suivante, considérée par le nouveau régime comme une personne indésirable. "Je voulais étudier la médecine, a-t-elle dit dans un entretien, mais je provenais d'une famille soi disant bourgeoise et ne pouvais pas espérer être reçue." Elle a commencé à travailler donc dans le laboratoire d'une clinique d'hématologie où elle faisait surtout des tests de sang, mais ce travail était loin de la satisfaire. C'est pour échapper à la monotonie de cette vie-là qu'elle a commencé à écrire. L'écriture était donc pour elle une sorte d'échappatoire. En 1961 elle a publié son premier roman, Docteur Braun, derniers jours, qui a révélé à la critique un auteur accompli, auteur en pleine possession de ses moyens et devenu mûr sans avoir besoin de longues années d'apprentissage du métier littéraire. Pendant la période de la normalisation, après l'invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, elle a pratiquement cessé d'écrire. Après la chute du régime communiste, elle s'est remise au travail littéraire et a occupé aussi plusieurs fonctions publiques dans le secteur culturel, notamment à la présidence de la commission du Fonds littéraire tchèque. Elle est auteur de plusieurs oeuvres, romans, pièce de théâtre, scénarios de films, recueil de contes. Aucun de ces ouvrages n'a dépassé cependant la qualité et la popularité de son premier roman...
"La vie étouffait sous la torpeur d'un torride après-midi de mai. L'angoisse s'infiltrait dans l'âme des passants accablés par le hurlement des haut-parleurs qui crachotaient d'une voix enrouée les dernières nouvelles des victoires sur le front ouest." C'est sur le fond sombre d'une ville occupée que Hana Belohradska raconte deux histoires, deux destins parallèles, destins des êtres bien différents qui se croisent, à un certains moment, et révèlent la vérité cachée de leurs vies. Tandis que le docteur, Armin Braun, est un vieil homme à la santé défaillante qui a commis le crime d'être né juif, maître Karel Vesely, homme désabusé et un peu cynique qui habite le même immeuble, est décidé de jouir de la vie malgré la guerre et l'occupation. Le docteur Braun est resté seul. Sa femme l'a quitté, son fils a émigré en Amérique, on l'a chassé de son appartement. Il vit maintenant dans un logement de substitution, pratiquement sans meubles, sur des caisses qu'il ne veut plus déballer, en attendant la solution finale. Le sort lui prépare pourtant encore une tâche qui l'obligera, pour la dernière fois, à mobiliser son intelligence et ses forces. Un jour, son voisin Sidlak l'appelle au secours. Il a dans son appartement un locataire illégal, un résistant souffrant d'une pneumonie aggravée encore par l'épuisement extrême. Malgré le danger, malgré la vieillesse, le docteur s'engage dans la lutte inégale contre la maladie. A bout de forces, il réussira à procurer des médicaments nécessaires et finira par sauver le jeune homme de la maladie et même de la Gestapo qui fait une descente dans la maison. Il portera le malade sur son dos jusqu'à son appartement pour le cacher sous un tas de couvertures. Il ne comprendra pas ce qui lui a donné la force nécessaire pour un tel exploit. "Et pourtant il l'avait fait facilement, sans forcer, en puisant dans des réserves dont il avait ignoré l'existence jusque-là. Elles s'étaient constituées à son insu et étaient intervenues précisément au bon moment. Nous sommes une machine complexe et astucieuse, pensa-t-il, et la vie dispose dans chaque situation d'un nombre incalculable de possibilités."
Le second héros du récit, Karel Vesely, habite dans un appartement luxueux dans un des étages inférieurs de la même maison. Homme sans préjugés et sans scrupules, il sait pêcher dans les eaux troubles et profiter de la situation du moment. Aryen, il s'enrichit d'un commerce illicite avec des hommes d'affaires juifs, prêts à toutes les concessions, ce qui lui permet d'entretenir ses maîtresses et de mener une vie agréable. "Il avait eu beaucoup de femmes, beaucoup d'aventures occasionnelles brèves, réalistes, dont il aurait oublié la plupart s'il n'en avait soigneusement tenu le décompte en prenant des notes. Les feuilleter était sa plus sûre échappatoire. Il les avait travaillé sur le plan littéraire ce qui ajoutait un certain piment à la chose." Ce jouisseur qui donne la liberté relative à sa femme et tolère son amant, tout en sachant qu'elle aussi, doit tolérer ses infidélités, se trouve mêlé involontairement dans l'histoire du docteur Braun et de son voisin Sidlak. Karel Vesely apprend par sa maîtresse, Zdena, que la Gestapo prépare l'arrestation de Sidlak, mais avant qu'il puisse avertir le voisin du danger qui le guette, il est lui même écroué pour marché noir. Libéré sur intervention de la même Zdena, femme qui se fait entretenir par lui mais aussi par des Allemands, il est tellement dégoûté par sa situation qu'il craque et tente de se suicider...
Les deux histoires parallèles, celle d'un humaniste et celle d'un cynique, permettent à Hana Belohradska, de confronter divers comportements dans les situations extrêmes. "Solidement ancré dans la réalité concrète de l'époque, a écrit le critique Miroslav Petricek, à l'occcasion de la troisième édition du roman, elle met en valeur la relation des individus avec les valeurs morales universelles, qui vont d'une simple compassion pour ceux qui souffrent jusqu'à une solidarité agissante - parfois même jusqu'au sacrifice." Dans son roman Hana Belohradska évoque le microcosme d'une maison pragoise. Parmi les locataires on trouve, outres les protagonistes du récit un vieux couple ordinaire, une professeur de musique en fin de carrière, un garçon qui cherche sa place dans la vie et d'autres personnages qui jouent, tous, leurs petits rôles dans l'histoire qui nous est racontée. Quelques mots, une courte description suffisent parfois à l'écrivain pour insuffler la vie à cette faune pragoise, à ces gens qui lui sont familiers. Elle réussit également à recréer le climat pesant de Prague sous l'occupation, climat où chaque homme, même le plus insignifiant, est confronté à la peur et n'échappe pas à sa responsabilité humaine face à l'arbitraire. Le tout est écrit dans un style sobre, précis et presque scientifique ce qui nous rappelle que Hana Belohradska voulait être médecin. Les diagnostiques de ses personnages sont pertinents, objectifs, mais jamais froids. Le regard de l'écrivain n'est pas dur, elle ne condamne pas. Même si le comportement de ces personnages est parfois abject, elle le rend au moins compréhensible. Autrement elle ne pourrait pas mettre dans la bouche de Karel Vesely cette réflexion sur la littérature qui démontre que le jouisseur ne manque ni d'intelligence ni de sensibilité, réflexion qui pourrait être, qui sait, la profession de foi de l'écrivain lui-même. "Inventer, inventer, tu peux inventer une coiffure, ma chère, mais le processus de création est un peu compliqué et beaucoup plus mystérieux, répond-il à sa femme qui lui reproche de laisser en friche son talent littéraire. Tu dois savoir exprimer une vérité qui est cachée en toi plus profondément que celles auxquelles on accède par la raison. La dégager et lui donner une validité - c'est une aventure magnifique, d'après moi la seule qui puisse élever la vie au-dessus d'une histoire absurde racontée par un idiot."
Le roman Docteur Braun, derniers jours de Hana Belohradska a été traduit en français et paru aux HB éditions.