Le Rubik's cube, le roman de la ville de Plzeň et de la mémoire de ses habitants
« Enfant, je voulais être éboueur », dit l’écrivain Vratislav Maňák. Heureusement, ce vœu enfantin n’a pas été exhaussé et aujourd’hui, ce jeune homme au seuil de la trentaine partage sa vie entre la littérature et le journalisme. Dans son dernier roman, intitulé Rubikova kostka (Le Rubik's cube), il plonge dans la vie intérieure de ses contemporains mais aussi dans l’histoire tchèque du XXe siècle.
Une mosaïque du passé et du présent
Vratislav Maňák est sans doute né sous une bonne étoile. Talent précoce, cet écrivain né en 1988 est entré dans la littérature en 2011 en publiant le recueil de contes Les Vêtements en plastique, qui lui a valu le prix Jiří Orten. Son conte pour enfants L’Homme de l’horloge a été nominé en 2015 pour le prix Magnesia litera et son roman Le Rubik’s cube a figuré en 2017 parmi les nominations pour le Prix de littérature de l’Union européenne. Et ce n’est pas encore la liste complète des succès littéraires qu’a obtenus cet écrivain, journaliste et pédagogue au visage d’adolescent. Le Rubik’s cube est son œuvre la plus vaste et la plus ambitieuse. Il avoue qu’il n’est pas facile de résumer ce roman dont la structure compliquée peut évoquer le célèbre casse-tête qui figure dans son titre :« Le Rubik's cube est, on pourrait dire, le roman de la ville de Plzeň et de la mémoire. Le personnage principal est un jeune prof d’histoire qui fuit Prague pour échapper à ses problèmes personnels et se réfugie chez ses parents à Plzeň. Il vient aussi pour fêter le 80e anniversaire de son grand-père. Il espère trouver chez ses parents une certaine harmonie, un calme un peu soporifique très souhaité par un homme au seuil de la trentaine qui n’a pas encore trouvé vraiment sa place dans la vie. Après son arrivée à Plzeň, il s’avère cependant que tout est bien différent et que même dans le ménage de ses parents il y a bien des choses qui n’ont pas été dites, qui sont cachées et qu’il faut élucider. »
A la recherche d’un nouvel équilibre
Ondřej, le héros du roman, vient de rompre avec Marie, sa fiancée, et c’est une rupture douloureuse qui le laisse désappointé et susceptible. Le calme et l’équilibre qu’il espérait retrouver chez ses parents n’est cependant qu’une illusion qui s’évanouit bientôt. Non seulement ses parents et ses grands-parents lui posent des questions désagréables sur Marie et l’échec de sa liaison amoureuse, mais il s’avère en plus que sa mère soupçonne son père d’infidélité, ce qui transforme la vie familiale en une suite de situations tendues et souvent pénibles. Face à ces troubles familiaux, le fils se sent abandonné à lui-même et à sa solitude. Ce jeune homme qui aimerait échapper aux rudesses de la réalité, se sent poussé à assumer la responsabilité de sa propre vie. Il va de soi que ce processus de recherche d’un nouvel équilibre ne se passera pas sans des moments dépressifs, sans découragement et sans éclats de colère contre les autres et contre lui-même.La misère et la grandeur des années 1950
Vratislav Maňák ne nous permet pas cependant de suivre continuellement ce cheminement difficile, il ne cesse d’entrecouper l’histoire d’Ondřej par des réminiscences historiques, par les témoignages sur la révolte des ouvriers provoquée par la réforme monétaire de 1953 :
« Je suis revenu dans les années 1950 parce que c’est une période qui m’intéresse depuis longtemps. C’était le sujet de mon mémoire à l’université. Je la considère comme une des périodes clé de notre histoire moderne parce qu’elle a déclenché une restructuration si importante de la société, de la culture, de l’industrie que cela a profondément marqué l’avenir tchécoslovaque pour une quarantaine d’années. Et depuis la révolution de 1989, donc pendant les vingt-cinq ans suivants, nous ne cessons de parler de cette période cruciale et de la façon dont nous devons la concevoir. »L’histoire d’Ondřej, notre contemporain, se déroule donc dans le roman de façon saccadée. L’auteur saute d’un épisode à l’autre et créée une mosaïque composée de bribes du présent et du passé. Ce curieux mélange qui peut paraître très disparate et artificiel se justifie petit à petit au fil de la lecture car l’auteur réussit à saisir les liens infimes qui existent entre le moment présent et le passé, entre ce que nous vivons et les événements qui ont marqué la vie de nos ancêtres. Vratislav Maňák a situé son roman dans la ville de Plzeň, un important centre industriel de l’ouest de la Bohême aux riches traditions ouvrières :
« Lorsque nous parlons de la ville de Plzeň et des années 1950, il surgit un thème qui n’a pas été encore traité par la littérature tchèque, à l’exception d’un roman presqu’oublié qui s’intitule La Tour de Babel, et ce sont les événements survenus à Plzeň à la suite de la réforme monétaire en 1953. Je trouvais qu’il était bien dommage que la littérature n’ait pas exploité ce thème. La rébellion déclenchée d’abord dans l’entreprise Škoda puis dans la ville, sur les places publiques et dans les brasseries de Plzeň a été le premier grand acte de protestation contre le régime dans l’ensemble du bloc de l’Est. On dit parfois que la première grande protestation a été la révolte de Berlin mais celle-ci n’a éclaté qu’en juin 1953, donc quinze jours après Plzeň. Et dans les premiers jours, le nombre de manifestants à Plzeň et à Berlin étaient comparables. »
La réforme monétaire et ses conséquences
La réforme monétaire de 1953 a dévoilé le véritable visage du régime communiste en Tchécoslovaquie. Encore à la veille de la réforme, le président Antonín Zápotocký rassure la population en déclarant à la radio que la réforme n’aura pas lieu. Les gens ne savent pas que les nouveaux billets de banque ont déjà été secrètement imprimés en Union soviétique. Le lendemain la population ahurie apprend que la réforme est lancée et que les citoyens doivent échanger la monnaie ancienne contre la nouvelle. L’argent liquide au-dessous de 300 couronnes sera échangé en proportion de 5 pour 1, l’argent liquide au-dessus de 300 couronnes sera dévalué en proportion de 50 pour 1.Ce vol gigantesque qui réduit la majorité de la population à la pauvreté est présenté par la propagande officielle comme la victoire des travailleurs sur la bourgeoisie. Des rébellions éclatent à plusieurs endroits. La ville de Plzeň devient le théâtre d’une véritable explosion de la colère populaire. Les ouvriers manifestent dans les rues, protestent contre le mensonge de la réforme monétaire et saccagent certaines institutions. Les autorités communistes se mobilisent pour réprimer brutalement cette révolte révélant que le gouvernement, qui se dit prolétarien, est en réalité hostile aux prolétaires.
Le présent confronté au passé
Un seul personnage du roman Le Rubik’s cube, le grand-père d’Ondřej a été le témoin et même l’acteur de ces événements qui restent pourtant profondément incrustés dans la vie de la ville et de ses habitants. Sans s’en rendre compte, ils sont tous héritiers de ces insurgés qui ont payé cher leur moment de gloire, de liberté et d’ivresse.
Un seul personnage du roman Le Rubik’s cube, le grand-père d’Ondřej a été le témoin et même l’acteur de ces événements...
Ondřej vit dans une autre époque, ses problèmes et ses désarrois sont intimes et n’ont apparemment rien à voir avec la grande histoire et la haute politique mais face aux événements de Plzeň le lecteur de ce roman-mosaïque n’arrive pas à échapper à une question qui s’insinue sans jamais être posée : Qu’avons-nous fait de notre vie ? Qu’avons-nous fait de notre liberté ?
Les projets d’avenir
Le roman Le Rubik's cube est le fruit d’une longue maturation. Il a couté à son auteur beaucoup de forces mais il prouve que le talent de Vratislav Maňák n’a pas été épuisé dans ses premiers livres à succès et que c’est un écrivain qui a de l’avenir parce qu’il sait murir. Interrogé sur ses projets, il donne cependant une réponse plutôt évasive :
« J’ai énormément de projets parce que j’ai griffonné Le Rubik's cube pendant cinq ans et de nouveaux sujets se sont accumulés. Je ne suis qu’au début de tous ces projets. En ce moment, je travaille sur un reportage sur Israël que j’ai visité l’année dernière à Pâques, mais ce n’est pas vraiment de la littérature. C’est à la limite entre la littérature et le journalisme. En ce qui concerne la littérature, j’ai en tête quelques contes et une nouvelle sur les coqs de bruyère. Et je ne vous dirai rien de plus. »