Le siècle des millénaristes

Jan Hus, photo: CTK
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Nous sommes aujourd'hui le 6 juillet et, comme chaque année, nous célébrons le martyr de Jan Hus, brûlé pour hérésie au Concile de Constance en 1415. Dans ce numéro spécial et plus long que d'habitude, nous avons choisi de nous pencher sur la guerre civile, consécutive à la mort du maître. Celle-ci est fascinante à plusieurs égards. Exemple unique dans l'histoire de la Bohême, cette lutte entre Tchèques a eu aussi des conséquences inattendues.

Jan Hus,  photo: CTK
Jan Hus était-il un prédicateur parmi tant d'autres ? Assurément non, car l'intensité et l'influence de sa pensée en font une grande figure de l'histoire religieuse. Pourtant, en ce XVème siècle naissant, l'Europe voit une foule de mystiques et autres prophètes surgir des campagnes comme des villes. Jeanne d'Arc, en France, en fournit un bon exemple. Contemporaine de Jan Hus, elle finira comme lui au bûcher.

Siècle des grandes illuminations eschatologiques, le XIVème siècle représente avant tout une période de crise pour l'Occident chrétien : la Peste de 1348 ravage l'Europe. Si la Bohême est épargnée, elle sera en revanche décimée par la peste de 1380. En France, la Guerre de Cent Ans plonge, depuis 1337, le pays dans une crise grave. Mais surtout, la papauté est atteinte par le schisme. Depuis 1378, deux papes se disputent la légitimité du trône de Saint-Pierre, l'un à Avignon et l'autre à Rome. En 1409, c'est un troisième pape, Alexandre V, qui est élu à Pise. Une situation qui discrédite l'institution ecclésiale, dont la richesse et les moeurs sont déjà décriées un peu partout en Europe.

Jan Hus au Concile de Constance
Cet ensemble de malheurs, dont le schisme frappe sans doute le plus les contemporains, annonce la venue de l'Antéchrist. Dans tout l'Occident chrétien et en particulier en Bohême, la fin du XIVème siècle voit le développement des sectes millénaristes.

Comme leur nom l'indique, les sectes millénaristes basent leurs croyances autour du chiffre 1000. Elles prennent leur source dans l'Apocalypse de saint Jean, où il est dit qu'un ange enchaînera le Dragon pour mille années. Pendant celles-ci, la terre connaîtra le règne de Dieu, la paix et la prospérité. Mais avant cela, une lutte sans merci devra être menée contre l'Antéchrist, dont le règne annonce la fin du monde.

En attendant le combat final, se développe, en Bohême, un spécificité nationale : afin de revenir à une pauvreté évangélique, les sectes décident de mettre leurs biens en commun. Un épisode qui ne passera pas inaperçu aux idéologues soviétiques, qui aimeront voir, dans les hussites, des communistes avant l'heure ! Certes, ce sont des prédicateurs pauvres - et fanatiques - qui dirigent la ville de Tabor, en Bohême du Sud. Ils seront cependant bien vite remplacés par une caste de militaires à la tête de laquelle se trouve Jan Zizka, qui va s'imposer comme un chef de guerre unique. A partir de 1420, le courant millénariste s'étend aux campagnes de Bohême. On y voit ainsi de grands rassemblements se former, les "tabory", dont le nom vient de la montagne mythique citée dans la Bible.

Les hussites
D'autres groupes plus radicaux reprennent la même vision apocalyptique, tout en mettant l'accent sur la lutte à mener contre l'Antéchrist. Les "combattants de Dieu", comme ils s'appellent eux-mêmes, entrent en scène après la mort de Jan Hus à Constance. Le déchaînement de violence qui secoue le Bohême est, pour eux, le signe clair de la venue de l'Antéchrist. Ils l'entretiennent donc, dans l'espoir d'accélérer le combat final entre le Bien et le Mal. Les quelques écrits qu'ils ont laissés témoignent de la violence et du fanatisme de leur engagement. Voici quelques articles de leur doctrine :

"En ce temps de vengeance est maudit tout fidèle qui ne veut pas, de son épée, verser le sang des adversaires du Christ". Ou encore : "Dès ce temps de vengeance, la ville de Prague doit, telle Babylone, être détruite et brûlée par les fidèles". Plus mystique : "Dans le royaume renouvelé de l'Eglise militante (...), les femmes enfanteront sans semence corporelle".

La violence des dogmes illustre celle du groupe minoritaire des "taborites". Ceux-ci sont perçus par les autres hussites comme déviants car prêchant une violence incompatible avec les préceptes originels de Hus. Notons que la violence des groupes radicaux ne fait que refléter celle du siècle. Et si la mort de Hus transforme les troubles en soulèvement, ceux-ci commençent dès avant la mort du maître.

Venceslas IV
Le 15 juin 1415, le Concile de Constance condamne le rite liturgique de la communion par le calice et sous les deux espèces. Quand la nouvelle parvient à Prague, des prêtres catholiques sont chassés de leurs églises et remplacés par des hussites. En 1416, on ne compte plus aucun prêtre dans les églises de Prague. Sous la pression du pape, le roi Venceslas IV exige, en 1419, leur retour dans leurs paroisses. Les hussites sont autorisés à conserver trois paroisses. Mais l'arrestation de Jan de Zeliv, prémontré et chef des réformateurs, précipite la révolution. Celle-ci débute, on le sait, par une défenestration - première de la série ! Sous les appels au meurtre de Jan de Zeliv, les hussites envahissent l'hôtel de ville de la Nouvelle-Ville et jettent par les fenêtres plusieurs conseillers municipaux. Ceux-ci seront achevés par la foule, qui laissera 11 victimes. Les hussites contrôlent désormais Prague.

Lorsque le roi Venceslas IV meurt le 16 août 1419, les taborites y voient là le symbole de la mort de l'Antéchrist et le signe de sa venue proche. Un déchaînement de destructions éclate : le monastère des Chartreux, à Smichov, est pillé. Toutes les décorations, jusqu'à l'orgue, sont détruites. Seuls les monastères de Sainte-Anne, dans la Vieille-Ville, et celui d'Emaus, dans la Ville-Nouvelle, sont épargnés car favorables aux utraquistes. Les couvents pillés sont utilisés comme arsenaux ou comme dépôts.

Avec la série de croisades - toutes infrusctueuses - menées par la papauté contre la Bohême hérétique, la violence est imposée au pays de l'extérieur. Mais elle se double également, à l'intérieur, du germe le plus destructeur qui soit pour une nation : la guerre civile. Celle-ci dure de 1420 à 1434 et représente, dans l'histoire tchèque, un phénomène unique.

Un schisme profond passe entre les hussites modérés et les taborites, dirigés par Zizka. Les premiers sont exaspérés par la violence des seconds et ils ne voient en elle que la négation des enseignements de Jan Hus. Les violences sont aggravées par le fanatisme religieux, qui voit, de part et d'autre, la cruauté régner en maître : noyades, enterrements dans les puits désaffectés de Kutna Hora, clercs brûlés... La violence devait même s'étendre aux quelques villes demeurées allemandes et catholiques, qui, par crainte d'etre accusées de trahison, prirent part aux destructions.

Les luttes intestines ne connaissent qu'une parenthèse : celle de la première croisade, en 1420. Prague fait alors appel à Tabor, qui envoie des troupes. C'est à ce moment-là que les différentes tendances hussites adoptent, sous un programme commun, les Quatre Articles de Prague qui énoncent les bases de l'utraquisme. Mais si la menace extérieure efface les divisons, les germes de la discorde civile ne sont jamais tout à fait endormies. Lorsque les taborites arrivent à Prague, ils ne voient, dans la cité vltavine que corruption et décadence. Ville impie, Babylone du XVème siècle, Prague doit brûler. De leur côté, en dépit des victoires sur les Croisés, les bourgeois de Prague ne peuvent accepter la violence des taborites, parmi lesquels les adamites et les picards sont particulièrement exaltés. Jan Zizka, lui-même, dut se résigner à faire brûler certains extrémistes en 1421.

La bataille de Lipany
A Prague, les modérés veulent sortir du cycle de la violence et de la guerre civile. Pour cela, ils décident d'entamer des négociations avec les puissances catholiques. La bataille de Lipany, en 1434, sonnera le glas d'une grande période d'anarchie : les armées des modérés l'emportent sur les troupes de Procope le Rasé, sucessseur du défunt Zizka.

A première vue, les conséquences de la révolution hussite paraissent handicapantes pour le royaume de Bohême. Le départ de Prague des marchands allemands, la mise à l'écart de la chrétienté occidentale - qui se prolonge après les guerres - tout contribue à isoler le pays. La population de Prague a également baissé. De 40 000 sous Charles IV, elle compte 30 000 habitants en 1429. Pourtant, l'envers de la médaille est multiforme : si la population pragoise a baissé, elle s'est également tchéquisée avec environ 70 % de noms tchèques dans la propriété des maisons. Par ailleurs, la période hussite à inauguré une ère de grande indépendance pour la Bohême et celle-ci saura en tirer parti.

Elle lui a surtout permis de prendre en marche le train de la "révolution" communale, qui avait touché certaines villes d'Occident deux siècles auparavant. Dans le sud de la France et en Italie, dès le XIIème siècle, les pouvoirs urbains s'organisent en corps communal organisé afin de défendre les intérêts de la ville contre les excès du féodalisme. Les bourgeois défendaient leur place face à la noblesse et au clergé. L'originalité du cas tchèque réside dans le fait que noblesse et villes se sont unies pour lutter contre le roi et le pouvoir catholique.

Praha
A partir de 1420, Prague évolue en dehors de l'autorité royale. Indépendante, elles nomme ses représentants et s'attribue les droits de douane, dévolus normalement au roi. Elle contrôle également les mines d'argent de Kutna Hora et, de 1421 à 1423, la ville frappe sa propre monnaie. Par son statut, la cité vltavine fait penser aux républiques urbaines de l'Italie médiévale comme Gênes ou Venise. Un phénomène qui ne se répétera plus dans l'histoire de la capitale tchèque. Cette situation s'applique d'ailleurs à d'autres villes du pays, qui s'érigent en pouvoirs autonomes. Jan Zizka, lui-même, s'appuyait sur les classes dirigeantes urbaines. En 1421, il organisait une Confédération des villes, qui devait obtenir la préséance face aux autres ordres de la Diète.

Période de troubles intenses, la première moitié du XVème siècle ne peut se résumer, on le voit, au seul compte-rendu de la cruauté et du fanatisme. A n'en pas douter, la révolution hussite n'est pas denuée d'ambivalence. Le fait que cette période de guerre civile soit aussi celle que les Tchèques considèrent comme l'un des âges d'or de leur histoire le prouve bien !