Le théâtre créateur d’Ivan Vyskočil
« L’homme ne commence à être vraiment homme que lorsqu’il découvre en lui-même un être créateur. » Cette phrase tirée d’un entretien donné jadis à la radio par Ivan Vyskočil, résume toute la vie et toutes les activités de cet homme qui a utilisé le théâtre pour découvrir et développer les possibilités créatrices insoupçonnées de chacun d’entre nous. Ivan Vyskočil (1929-2023) nous a quittés le 28 avril dernier à l’âge de 94 ans.
Comment échapper à toute classification
Qui était Ivan Vyskočil ? Il n’est pas facile de répondre à cette question qui peut sembler tout à fait simple. On peut dire seulement que c’était un homme inventif qui pendant toute sa vie a cherché à échapper à toute classification. Son ami et collaborateur artistique Přemysl Ruth souligne cet aspect évasif de sa personnalité :
« Je sais qu’il réagissait à toutes les tentatives de le reléguer dans une case en ajoutant à toutes les dénominations qu’on lui attribuait le préfixe ‘non’. Il disait même qu’il n’était pas écrivain. Et je crois que c’était dû au fait que pendant toute sa vie, il ait cherché à éviter les institutions et peut-être surtout sa propre institutionnalisation. Si nous nous demandons donc comment il se voyait lui-même, je crois ne pas me tromper quand je dis qu’il se prenait pour Ivan Vyskočil. »
« Je ne suis jamais devenu adulte »
Au cours de sa longue vie, Ivan Vyskočil a donc été et en même temps n’a pas été pédagogue, psychologue, comédien, dramaturge, metteur en scène et écrivain. Auteur de plusieurs recueils de contes et de textes dramatiques, il ne se considérait pas comme écrivain et dramaturge. Artiste qui montait souvent sur les planches, il ne se considérait ni comme un comédien ni comme un metteur en scène. Ses ambitions et ses recherches étaient beaucoup plus subtiles et souvent échappaient à lui-même :
« Je n’ai réussi à réaliser que peu de choses. Et ce n’est pas dû seulement aux circonstances politiques et autres mais surtout à moi-même. Plus je réalisais mes projets, plus se précisait dans mon esprit ce que je devrais vraiment réaliser. Ainsi, plus je faisais, moins j’achevais. Les choses qu’il faudrait encore faire et auxquelles je n’étais pas encore parvenu, m’échappaient d’autant plus. Vous savez, je ne suis jamais devenu adulte. »
Soyons donc plus concrets et essayons de cerner les traits principaux de la personnalité d’Ivan Vyskočil. Entre 1949 et 1952, il étudie à la faculté de théâtre de l’Académie des arts à Prague puis il se lance dans les études de pédagogie, de psychologie et de philosophie à l’Université Charles. Pendant un temps, il travaille comme pédagogue et psychologue dans des centres de rééducation pour jeunes délinquants. En 1957, il s’associe au comédien, chanteur et dramaturge Jiří Suchý avec lequel il fonde un an plus tard à Prague le Théâtre sur la Balustrade (Divadlo Na zábradlí) dont il est directeur artistique, dramaturge, comédien et metteur en scène.
Un théâtre qui refuse d’être une simple exhibition
Cependant, en 1962 Ivan Vyskočil rompt avec le théâtre et, selon Přemysl Ruth, décide de ne plus y retourner mais dès 1963, il se lance dans une nouvelle aventure théâtrale. Přemysl Ruth explique les spécificités de cette nouvelle activité qui a permis à Ivan Vyskočil de pousser plus loin ses recherches et de nouer le dialogue le plus étroit et le plus profond avec le spectateur :
« Quand il est à nouveau monté sur les planches, en 1963-64, il a appelé son activité Nedivadlo (Non-théâtre). Il y avait donc toujours cet aspect polémique. C’est le public qui jouait chez lui un rôle essentiel. Il le considérait comme plus important que les répétitions et la préparation antérieure des spectacles. Il réservait au public un rôle de partenaire, le rôle de celui qui engendre le spectacle et lui donne le caractère d’une rencontre. Sans ce rôle essentiel du public le théâtre n’aurait été pour Ivan Vyskočil qu’une simple exhibition scénique de quelque chose ayant été préparé à l’avance. »
Dans le « Non-théâtre » d’Ivan Vyskočil l’action scénique et les textes changent, se transforment et s’adaptent donc aux réactions du public.
Une méthode pour se découvrir soi-même
Même pendant la triste période de la normalisation dans les années 1970-80, Ivan Vyskočil ne se laisse pas réduire au silence. Il fait des lectures publiques de ses contes dans un café-théâtre, et ses textes paraissent dans la revue mensuelle Acta incognitorum publiée en samizdat. Après la chute du régime communiste, il devient à partir de 1990 enseignant à la faculté de théâtre à Prague ce qui lui permet de mettre en pratique et de développer une méthode pédagogique très spéciale dont il est l’auteur et qu’il appelle Dialogické jednání (Le Procédé dialogique) :
« J’ai commencé à le découvrir au moment où je manquais de partenaire pour travailler. La seule personne avec laquelle je pouvais collaborer était moi-même, cette partie de moi-même que je connaissais moins que l’autre. Et il fallait donc se confronter avec ce ‘moi-même’ moins connu et donner à cette rencontre avec moi-même un fond vrai et authentique. Et c’est grâce à cette expérience, à cette interrogation, à ces échecs, que je découvrais progressivement le procédé dialogique. C’est une possibilité donnée à chacun de parvenir à soi-même et de faire les choses différemment, une possibilité de découvrir un autre sens du monde dans lequel on vit comme si c’était derrière un miroir. »
L’œuvre d’Ivan Vyskočil, artiste et penseur qui refusait d’être classé et considérait ses textes comme des « débris inertes laissés sur le chemin », est pourtant étonnamment abondante. L’esprit ludique et l’humour souvent absurde de ses contes et de ses livres pour enfants ont apporté à la littérature tchèque quelque chose de précieux, un ton nouveau, une nouvelle liberté. Son univers littéraire où coexistent tout naturellement le réel et le fantasque, est plein de jeux de mots, de non-sens et de néologismes. En parodiant les clichés et les lieux communs, il dévoile ce qui est vrai et ce qui est faux dans la langue dont nous parlons.
L’effervescence créatrice des années soixante
Pour beaucoup, Ivan Vyskočil restera cependant surtout un des artisans de l’effervescence spirituelle et culturelle des années 1960 qui a permis de s’épanouir à toute une pléiade d’artistes et a engendré de nombreuses œuvres qui restent inégalées. Son nom restera lié avec la naissance, au cours de cette période, de nombreux petits théâtres qui ont considérablement enrichi la vie culturelle tchèque. C’était un homme exceptionnel dans une époque exceptionnelle. Par la suite, il a suivi avec regret la dégradation progressive du climat créateur et enthousiaste des années soixante et s’en souvenait avec une certaine nostalgie :
« Il est difficile d’en parler. Il est difficile d’expliquer ce qui se passe quand les gens s’engagent vraiment pour faire quelque chose, expliquer que même une simple vision de quelque chose peut être tellement mobilisatrice, tellement inspiratrice et tellement intéressante pour les gens. Aujourd’hui, c’est comme un engourdissement. Les gens s’intéressent plutôt aux questions financières et on pourrait dire qu’ils ne font que végéter parce que la vie perçue comme une chance de créer leur échappe. L’homme ne commence à être vraiment homme que quand il découvre en lui-même un être créateur. »