Théâtre pragois Na Zábradlí : un renouveau radical
Le Divadlo Na Zábradlí (Théâtre sur la balustrade) est un petit théâtre pragois fondé en 1958. C’est là-bas que l’ancien président Václav Havel a commencé sa carrière de dramaturge. Une des scènes pragoises de style avant-garde et absurde, le théâtre a maintenu sa renommée auprès du public tchèque jusqu’à nos jours. En 2013, Doubravka Svobodová a quitté sa place de directrice après vingt ans d’engagement. Elle a été remplacée par une nouvelle équipe rajeunie, originaire de Brno, laquelle a introduit dès la première saison six nouveaux spectacles. Radio Prague a interrogé la directrice artistique du théâtre Dora Viceníková pour découvrir la nouvelle ligne dramaturgique de Na Zábradlí.
« Nous sommes arrivés au théâtre Na Zábradlí avec la même vision que celle que nous avions développée au théâtre Reduta à Brno. S’il y a un point caractéristique de notre travail, c’est que nous mettons en scène des textes qui ne sont pas destinés de prime abord au théâtre. Il s’agit souvent d’adapter des journaux intimes ou des correspondances épistolaires. Par choix, nous évitons comme sources d’inspiration le théâtre classique et nous optons pour des œuvres atypiques. »
Fort logiquement donc, avec l’arrivée de la nouvelle direction, le répertoire du théâtre Na Zábradlí a connu des changements considérables. Dora Viceníková précise :
« La transformation a été radicale car nous avons non seulement pris la direction du théâtre mais nous avons décidé d’y amener aussi nos pièces de Brno. Nous avons travaillé de manière assez intense au mois de septembre 2013 afin d’adapter six nouveaux spectacles pour Prague. Pendant cette saison nous proposons en tout cinq premières et nous abandonnons au fur et à mesure les anciennes pièces. A la fin de la saison la transformation sera presque totale. »Cependant, le changement n’est pas absolu. Plusieurs pièces phares du théâtre Na Zábradlí restent dans le répertoire. Tel est le cas de « Le Roi Ubu s’amuse » (Ubu se baví) inspiré par les œuvres du dramaturge français Alfred Jarry ou « La Cerisaie » (Višňový sad), une pièce d’Anton Tchekhov. « L’Assainissement » de la plume de Václav Havel est également maintenue. Mais le cœur de la programmation de Na Zábradlí repose désormais sur les pièces préparées d’abord pour Reduta. Les deux espaces étant assez différents, Dora Viceníková précise aux quelles difficultés son équipe a été confrontée en transposant la mise en scène de Brno à Prague :
« Le théâtre Na Zábradlí est beaucoup plus petit que la Reduta de Brno. Il fallait donc accommoder les décors à ce nouvel espace. De plus, la salle des spectateurs est située plus bas par rapport à la scène ce qui impliquait des changements d’organisation sur la scène. Notre pièce « Europeana » se déroule normalement derrière une table, mais cela aurait empêché les spectateurs pragois de bien voir la scène. La scénographie a surtout évolué dans une autre pièce « La Bourgeoisie ». A l’origine, tous les décors dos au spectateur. Maintenant, les décors forment une chambre de luxe brillante et dorée. »
Les changements n’ont pas seulement été d’ordre technique. Les spectacles « Europeana » et « La Bourgeoisie » ont connu le remaniement le plus important au niveau de la distribution des rôles. Evoquons ces deux pièces plus en détails. Le spectacle Europeana se base sur un livre de Patrik Ouředník, un auteur tchèque basé en France, livre dans lequel il expose sa vision de l’histoire européenne du XXe siècle. Le roman date de 2001 et a été traduit dans une vingtaine de langues. Dora Viceníková explique les raisons du choix du texte de Patrik Ouředník :« J’apprécie avant tout son point de vue. Le sous-titre de son livre est « Une brève histoire du XXe siècle », mais il l’emploie de façon exagérée. Son texte est brillant dans son ironie et dans sa capacité à mettre sur un pied d’égalité des événements formateurs de ce siècle avec des événements anecdotiques. L’invention du papier toilette et la Seconde Guerre mondiale semblent avoir la même importance. A mon avis, il s’agit de la seule approche valide envers l’histoire car qui sait quel aspect marginal aura un caractère déterminant pour un tas d’autres choses. Cela me paraît être un regard sur l’histoire qui est authentique du point de vue littéraire mais aussi au niveau pratique. »
La transposition d’Europeana de Brno à Prague s’est avérée particulièrement difficile car les acteurs ont dû se familiariser rapidement avec de longs monologues autour desquels se construit le spectacle. D’ailleurs, dans ce sens, la pièce reste relativement fidèle au texte initial. Mais la mise en scène dans un style des années 1970 est moins intuitive. Dora Viceníková évoque plusieurs options de mise en scène étudiées par son équipe :
« Dans la conception idéale, toutes ces horreurs du XXe siècle devraient être prononcées soit par des personnes âgées, qui portent le poids de cet héritage du siècle qui était le leur, soit par des enfants, qui sont au contraire pures et intacts. Le résultat est une mise en scène dans le style des années 1970 et la présence de nos acteurs adultes. Nous les avons placés à une conférence scientifique quelconque. Notre objectif était de créer un environnement uniforme dans lequel nous posons les discours des personnes anonymes. »
Europeana propose donc aux spectateurs de se rappeler d’événements phares ou bien marginaux du XXe siècle dont certains sont présentés dans le style uniformisé des conférenciers, d’autres sont joués - au premier degré. Ainsi, quand il s’agit d’évoquer la mort omniprésente des soldats pendant la guerre, l’auteur prononce les mots suivants : « les gens tombaient par terre comme des graines », suite à quoi les acteurs se mettent en mouvement permanent, ils tombent et se relèvent et retombent pour illustrer ce propos cruel avec un certain humour.Le caractère particulier du texte d’Europeana explique sans doute sa popularité, notamment auprès des dramaturges étrangers. Seize adaptations seraient déjà recensées de par le monde :
« J’étais très surprise quand j’ai appris que le livre de Patrik Ouředník a déjà connu plusieurs adaptations au théâtre. Je pensais avoir eu une idée originale. Néanmoins, je n’ai pas vu les autres pièces car à l’époque seulement un théâtre en France l’avait toujours dans son répertoire et c’était sous la forme d’une lecture sur scène. Mais avec notre adaptation tchèque, la vie théâtrale de ce livre n’est pas finie. Dernièrement, elle a été introduite au programme du Théâtre de chambre de la ville de Martin en Slovaquie. »
L’adaptation tchèque d’« Europeana » est aussi appréciée à l’étranger. Au mois de mars, elle a été jouée à un festival de théâtre en Colombie. Dora Viceníková a particulièrement apprécié cette expérience :
« Europeana a été choisie pour participer au festival en Colombie. C’était un défi de jouer l’histoire européenne du XXe siècle en Amérique du Sud. En dépit du contexte très différent, l’accueil chaleureux du public a dépassé nos attentes. L’organisation du festival a été de très haut niveau. Ils ont fabriqué nos décors de toute pièce car nous ne pouvions pas envoyer les nôtres par bateau. Ils étaient vraiment très professionnels. »
L’autre pièce, qui a fait sa première à Brno et a été transposée à Prague, s’appelle « La Bourgeoisie ». Son nom fait allusion au film « Le Charme discret de la bourgeoisie » de Luis Buñuel. L’allusion est assez vague car la pièce se réfère plus à la poétique de Buñuel qu’à son long-métrage. Néanmoins, elle s’efforce de remettre en cause les normes sociales et se moque du comportement acceptable et sage tout en montrant le contraire dans la vie décadente de la haute bourgeoisie.« Europeana » et « La Bourgeoisie » sont deux pièces très différentes, mais la touche dramaturgique s’y fait bien sentir notamment dans la mise en scène de l’autodestruction des acteurs amenés à manger du papier ou des excréments. Dora Viceníková va plus loin dans la comparaison :
« Il s’agit de deux pièces très différentes même si la distribution des rôles se fait entre les mêmes acteurs. Néanmoins, ces spectacles sont révélateurs de notre approche de la mise en scène d’un texte. Ils montrent que nous pouvons rester très proche de l’œuvre originale, comme dans le cas d’ « Europeana », ou n’en garder que quelques impressions, comme dans « La Bourgeoisie ». En effet, l’adaptation de « La Bourgeoisie » est une inspiration assez vague de Buñuel. Si ces deux spectacles ont quelque chose en commun, c’est un ton critique envers l’être humain. Une des deux pièces porte cette critique par une revue de l’histoire du XXe siècle, l’autre par une remise en cause des normes du comportement humain. Les deux offrent aussi un regard assez désespérant sur l’espèce humaine. »
Selon Dora Viceníková, les spectateurs ne sont pas obligés de s’identifier avec les personnages de ces deux pièces. Néanmoins, ils devraient sentir la critique du temps présent et une certaine volonté de se repentir. L’humour a également sa place dans les deux adaptations. C’est notamment en faisant rigoler le public que l’équipe dramaturgique poursuit son objectif :
« Notre but est de dépasser les limites de ce qui est acceptable au théâtre car nous considérons que le théâtre tchèque est trop conventionnel et par conséquent, il est faux. Un mot vulgaire sur scène peut toujours provoquer un certain malaise auprès des spectateurs. A mon sens, tout théâtre qui existe pour sauvegarder des valeurs soi-disant supérieures est anachronique. Si le théâtre veut faire partie de la vie des gens, il faut qu’il résonne avec le temps présent et qu’il reflète les situations telles que nous les vivons. »Sur un point précis, il est possible de ne pas être d’accord avec Dora Viceníková. L’emploi de vulgarismes et la présence de la nudité sont loin d’être tabous dans le théâtre tchèque. Au contraire, ces éléments, devenu symboles de l’approche moderne, sont presque surutilisés. Cependant, une chose est claire. La nouvelle direction du théâtre Na Zábradlí n’a pas encore dit son dernier mot dans la recherche des limites entre ce qui est encore accessible aux yeux du spectateur et ce qui est déjà proscrit.