Le théâtre noir mis en lumière

Photo: Černé divadlo Jiřího Srnce
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Si vous êtes déjà venus à Prague, difficile de ne pas avoir entendu parler du fameux Black Light Theater, attraction incontournable pour n’importe quel touriste assidu. L’histoire et les secrets de ce genre théâtral restent pourtant peu connus du grand public, même auprès des Tchèques. Radio Prague International vous emmène à la découverte du Théâtre noir.

Photo: Černé divadlo Jiřího Srnce

Si d’aventure on vous interroge sur le genre du théâtre noir, évitez de plonger tête baissée dans le précieux Wikipédia au risque de vous méprendre sur le véritable sens de celui-ci. L’encyclopédie en ligne, aussi riche soit-elle, ne vous dira rien sur le style du théâtre noir qui nous intéresse ici. Essayez de demander à un Tchèque de vous en dire plus, il est fort probable que ce dernier ne sache pas vous répondre non plus, pour la simple et bonne raison qu’il n’en a jamais vu. On constate en effet un certain désamour entre les Pragois et leur « černé divadlo » (théâtre noir en tchèque) pourtant célèbre à ses débuts, au point d’en abandonner le nom tchèque pour une appellation anglophone.

Nina Malíková, historienne et théoricienne du théâtre de la marionnette, nous en dit plus sur ce genre très particulier :

Nina Malíková,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo
« Le théâtre noir, c’est une branche spécifique du théâtre de marionnettes. C’est un théâtre d’objets mais dans un espace assez spécifique. Tout est en noir, on ne voit que les objets qui sont mis en mouvement par les acteurs habillés en noir sur un fond noir. C’était une astuce des magiciens qui travaillaient, non seulement dans les cabarets mais aussi dans les foires. »

Une astuce, c’est-à-dire un tour, qui est donc obtenu grâce à des jeux de lumières, une utilisation de la phosphorescence et de la réverbération qui tendent à faire oublier la présence d’acteurs au profit d’illusions d’optique dignes des plus grands effets spéciaux. Un procédé qui donne donc tout son sens à l’oxymore Black Light Theater. Mais si l’on en croit la légende, c’est du côté de la Chine impériale qu’il faut chercher les origines du théâtre noir. On raconte que, dévasté par la mort de son fils adoré, l’Empereur Wang Pang de la dynastie Ming aurait fait appel au magicien Mang Ti. Celui-ci, aidé de plusieurs hommes vêtus de noir, profitait de la pénombre d’une pièce afin d’animer le corps de l’enfant chaque fois que son père désirait le voir. Une technique qui aurait ensuite migré vers le Japon à travers les créations du marionnettiste Uemura Bunrakuke à l’origine du théâtre Bunraku, avant de venir s’implanter dans les théâtres européens. Nina Malíková nous raconte comment il est arrivé en Tchéquie :

Georges Lafaye,  photo: W. Lawrence,  Archives familiales de Pierre Lafaye,  public domain
« Il faut revenir au commencement. Dans les années 1950 et plus précisément 1955, des membres du théâtre tchèque Spejbl et Hurvínek, en tournée en Angleterre et en France, se sont rendus dans un cabaret parisien et ont vu le spectacle d’Yves Joly, puis le lendemain celui de Georges Lafaye. Ils ont vu des objets mis en mouvement sur un fond noir et ont découvert à quel point c’était poétique, à quel point c’était quelque chose de nouveau. En revenant chez eux, ils ont dit ‘nous avons vu du théâtre noir’. C’est comme ça que le terme est né, qui n’exprime pas tellement le fond de tout ça. Et après, parce qu’il y avait plusieurs groupes de théâtre noir – il y a toute une histoire selon laquelle ils se seraient disputés sur l’auteur originel – pour faire la différence entre le théâtre noir d’un groupe, un théâtre noir numéro 2, numéro 3… il y en a quelques-uns qui ont pris le terme ‘Black Light Theatre’ ce qui est difficile à traduire. Mais pour les Tchèques, c’est ‘théâtre noir’. »

Georges Lafaye, surnommé l’« Einstein de la marionnette », et Yves Joly qui s’est distingué par des créations originales et épurées ont donc inspiré le théâtre noir tchèque. Un théâtre utilisant « les objets de la vie quotidienne » comme allégories selon les mots de Nina Malíková, qu’elle illustre par le très populaire numéro du « duel entre les pantalons masculins et les petites culottes féminines ». Une thématique qui n’est pas sans rappeler le spectacle d’Yves Joly salué par Le Monde en 1954, et qui met en scène une ombrelle faisant la cour à un parapluie. Des inspirations, des transferts de savoir-faire qui ont ainsi séduit des étudiants de la faculté de théâtre de Prague (DAMU). Nina Malíková qui y enseigne au département de la marionnette depuis presque trente ans, raconte :

« C’était tout un groupe à l’école, à la DAMU, notre Académie, toute une classe se trouvaient Hana Lamková, Jiří Srnec et d’autres. Ils ont commencé ensemble à faire du théâtre noir. Après, ils se sont séparés, le groupe de Hana Lamková a été en Amérique, Jiří Srnec a fondé son propre théâtre et maintenant c’est le théâtre noir de Jiří Srnec qui prévaut, lui-même étant en plus un fantastique compositeur, un bon acteur avec une imagination visuelle très intéressante. Hana Lamková s’est dédiée à autre chose. »

Le théâtre noir de Jiří Srnec  (1971)

Très vite, le théâtre noir a su prendre sa place au cœur des arts dramatiques de Prague, les troupes se sont multipliées, des théâtres ont ouvert leurs portes. Les années 1960 ont représenté un véritable boom dans le développement de ce genre théâtral qui a notamment nourri le théâtre de marionnettes déjà bien implanté. Certaines techniques simples à exécuter ont donc été empruntées pour compléter des spectacles et créer des effets nouveaux, dénaturant parfois l’esprit onirique dans lequel baignait le théâtre noir à l’origine. Mais alors que les établissements continuent de se développer, des écarts se creusent entre les chefs d’œuvres des premiers jours et des nouveautés où la dramaturgie vient à manquer au profit de spectacles plus courts.

Laterna Magica,  photo: Petr Našic / Archives du Théâtre national
Cela coïncide avec une certaine libéralisation du régime communiste qui s’exprime par les arts de la scène et rend mondialement connu la Laterna Magica de Prague lors de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958. Une période aussi brève qu’intense qui a tout de même permis à des étrangers de découvrir le théâtre tchèque, d’autant plus accessible qu’il est majoritairement muet et brise donc toute barrière de la langue. Une tradition qui se perpétue encore aujourd’hui et qui attire plus de touristes que de locaux. Nul n’est prophète en son pays déplore ainsi Nina Malíková qui constate que ses élèves eux-mêmes ne s’y intéressent que très peu. Et pour cause, il n’existe pas d’enseignement du théâtre noir à proprement parler ce qui rend l’approche de cet art, plutôt complexe.

Pour le comprendre, Radio Prague International a rencontré Eva Asterová-Čihařová et son mari Alexander Čihař, cofondateurs du théâtre Image ainsi que leur collègue Pavel Plocek. Eva Asterová, actrice et danseuse a étudié le ballet et la danse contemporaine au conservatoire de Prague ainsi qu’à l’académie de danse HAMU. Alors qu’elle fait ses débuts dans la troupe du chorégraphe tchèque Pavel Šmok, elle décide de fonder son propre théâtre en 1989 avec le soutien de son mari. Son objectif ? Allier danse, pantomime et comédie.

« L’idée m’est venue pendant mes études de danse. Je cherchais un moyen de toucher un spectre plus large de spectateurs avec la danse contemporaine et le ballet. La combinaison avec le théâtre noir non-verbal m’a semblé être une bonne idée pour accueillir toutes les classes d’âges et les non-tchécophones. Grâce aux techniques du théâtre noir, de nouvelles possibilités s’ouvrent aussi pour la danse. »

Photo: Image Black Light Theatre
Des effets tous plus spectaculaires et magiques les uns que les autres, depuis l’envol de danseurs jusqu’à l’apparition de créatures fantastiques. Des jeux si naturellement interprétés qu’ils semblent abordables pour tout un chacun. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le théâtre noir, c’est tout un art. Eva Asterová, chorégraphe pour les spectacles d’Image, le réalise tous les jours alors qu’elle enseigne à ses danseurs et acteurs, les ficelles du métier.

« Le théâtre noir repose sur une technique très compliquée. Les danseurs, les acteurs visibles et ceux vêtus de noir doivent être parfaitement coordonnés. Il n’y pas de place pour l’improvisation car ils fonctionnent tous ensemble comme un engrenage. Il y a une frontière bien définie entre l’obscurité et la lumière. C’est donc à la fois très difficile et très important de ne pas mettre un pied hors de sa zone, surtout pour les acteurs en noir. C’est pourquoi tous doivent être bons dans les arts de la danse, de l’acrobatie et de la comédie, d’autant plus qu’ils sont amenés à jouer plusieurs rôles. »

Si l’esprit reste identique depuis sa création, de nouveaux outils techniques semblent faire de la scène de théâtre un véritable cinéma. Pourtant la directrice du théâtre, familière avec des deux milieux nous éclaire sur les différences entre les arts de la scène et le Septième art.

« Le cinéma et le théâtre sont totalement différents. Le théâtre, c’est vivre le moment présent, sans possibilité de refaire exactement pareil. Le public est différent, les acteurs sont différents, leur jeu l’est aussi, et ce à chaque représentation. Les films sont tournés une fois puis ils restent tels quels pour toujours. Les deux métiers sont intéressants dans différentes perspectives, ils vous apportent de nouvelles connaissances qui enrichissent votre créativité artistique. Mais le cinéma était davantage une expérience additionnelle à la danse qui est mon activité principale. S’il existe un point commun entre les trois arts, c’est la précision et l’importance du mouvement. »

Si son histoire est récente, la tradition du théâtre noir n’en reste pas moins fortement ancrée même si elle continue d’être boudée par les Tchèques. Nina Maliková entend davantage sensibiliser ses élèves à ce genre original, un moyen peut-être de reconquérir les futures générations de publics tchèques.