« L’église penchée », chronique romanesque d’une ville disparue
Une église - c'est tout ce qui reste d’une ville aujourd’hui disparue dans laquelle l’écrivaine Karin Lednická (1969) a situé son roman « Šikmý kostel » -« L’église penchée ». Son livre évoque le passé de deux familles établies dans le bassin minier d’Ostrava-Karviná en Haute-Silésie, aux confins de la Tchéquie et de la Pologne, une région profondément bouleversée à maintes reprises par les secousses de la grande histoire. Née dans cette région, Karin Lednická en est devenue la mémoire vivante.
Une ville minée
L’église baroque Saint-Pierre d’Alkantara se dresse encore aujourd’hui au-dessus d’un terrain qui s’est affaissé de 37 mètres au cours du XXe siècle suite à l’effondrement des galeries minières. Encore dans les premières décennies du XXe siècle, cet édifice baroque se trouvait au milieu de la ville de Karwina, une cité prospère qui s’enorgueillissait de belles maisons et où, outre un château, se trouvaient aussi une brasserie, une mairie, des écoles, des institutions administratives, des parcs et même une autre église, une cathédrale beaucoup plus grande construite au XIXe siècle.
Tout cela n’existe plus, car la ville ne pouvant survivre à un terrain qui s’affaissait. Il ne reste donc plus que l’église Saint-Pierre d’Alkantara qui penche fortement vers le sud et dont l’angle d’inclinaison est presque aussi important que celui de la célèbre tour de Pise. L’édifice miraculé est à la fois le symbole et la mémoire de la ville, et sa photo figure aussi sur la couverture du roman de Karin Lednická. Pour l’auteure, cette église penchée symbolise avant tout les vies mouvementées des habitants de cette région, des vies qui ne cessent de l’intriguer et de la fasciner :
« Je suis toujours fascinée par ces gens qui ont été obligés de vivre la grande histoire et pour qui survivre était la seule chose qu’ils pouvaient espérer. Au fond, c’est le leitmotiv de toute ma création. Je raconte le destin des gens d’une région où la vie était extrêmement difficile, où le cours des événements historiques était plus rigoureux qu’ailleurs, ce qui était sans doute dû à leur éloignement des centres du pouvoir, de Prague et de Cracovie. Je pense que cette région mérite cette reconnaissance parce que son histoire est très touffue et que les conséquences de ces événements historiques perdurent encore aujourd’hui. »
La catastrophe minière et ses conséquences
Le roman s’ouvre par une catastrophe. En 1894, une série de coups de grisou dans les mines de Karwina tuent 235 personnes dans la plus grande catastrophe de l’histoire de ce bassin minier. Barbora, une mère de famille qui attend son quatrième enfant, y perd son mari et son fils et reste seule avec ses deux filles. Le choc est terrible. Elle est au bord du désespoir, mais c’est une femme forte qui finit par se ressaisir. Elle met au monde sa troisième fille, vend la maisonnette qui abritait son bonheur familial et commence à travailler dans une taverne minière pour subvenir très modestement aux besoins de sa famille. Barbora est la première de ces femmes qui ne se laissent pas briser par le sort et dont les vies forment la charpente du roman. Karin Lednická explique où prend source la force intérieure de ces femmes :
« Beaucoup de lecteurs m’écrivent pour me dire qu’ils perçoivent les femmes de mon roman comme des héroïnes, mais je crois que si nous disions à ces femmes qu’elles étaient fortes et que leurs comportement était héroïque, elles ne nous comprendraient pas. Elles ne faisaient rien d’autre que ce que l’on attendait d’elles. Elles ne le percevaient pas comme nous. La vie qu’elles menaient était dure, mais elles croyaient en Dieu et leur foi était beaucoup plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Elles acceptaient ce qui leur arrivait comme leur lot, comme leur destinée et elles l’assumaient tout simplement. »
Le roman fleuve
Barbora n’est cependant qu’un des nombreux personnages du livre de Karin Lednická. C’est un roman fleuve dans lequel se déroulent parallèlement et se croisent parfois plusieurs destinées. Deux familles se trouvent au centre de cette fresque historique qui couvre la période entre les années 1894 et 1921 : la famille de Barbora et celle de Ludwig, orphelin d’un mineur et fils adoptif d’un couple de fermiers de la région de Karwina. Rien que l’itinéraire de cet enfant doué qui n’aura pas la possibilité de développer ses dons et finira, lui aussi, par travailler dans l’industrie minière, pourrait donner matière à tout un roman. C’est grâce à lui, Ludwig, et à son amour pour Barka, une des trois filles de Barbora, que les destinées des deux familles se croisent et se poursuivent ensemble. Auteure dotée d’une riche imagination, Karin Lednická étoffe sa narration d’innombrables détails évocateurs de la vie de ses personnages :
« C’est une espèce de mosaïque. J’ai traité avec beaucoup de soins et de précision les événements de la grande histoire et de l’histoire régionale, et j’y ai ajouté le tissu des récits des gens. Certains de mes personnages ont été créés selon des modèles réels, d’autres sont tout à fait fictifs et cela m’a permis de raconter l’histoire de cette région dans sa complexité. »
Dans les rouages de l’histoire
La romancière fait intervenir toute une foule d’autres personnages dans son récit, parmi lesquels se détache surtout Julka, une amie de Barbora, qui refuse de se résigner au sort réservé aux femmes de mineurs et choisit de vivre librement malgré les préjugés de son entourage.
Entretemps, la grande histoire poursuit son cours et ses vicissitudes se répercutent dans la vie des simples gens. Il semble d’abord que tout ira bien. Peu à peu les plaies de la catastrophe minière se referment, l’industrie se développe, la région et la ville connaissent une nouvelle prospérité, la brasserie de Karvina élargit sa production et les eaux curatives de la station balnéaire de Darkov qui se trouve à proximité de la ville, attirent une clientèle de toute l’Europe.
La Grande guerre et la Guerre de sept jours
Et, soudain, cet espoir d’une vie paisible et de la prospérité est brisé par l’attentat de Sarajevo. La Première Guerre mondiale éclate et apporte son lot de nouvelles épreuves et de nouvelles souffrances. La production de la brasserie est réduite au minimum et la station balnéaire est transformée en lazaret militaire. Tandis que les hommes valides partent à la guerre, femmes et enfants tombent dans le dénuement complet. Les denrées manquent, la misère est omniprésente et la vie modeste d’avant-guerre semble tout-à-coup comme une période d’opulence. Même la fin de la guerre n’apportera pas la paix dans la région, car un conflit territorial éclate entre la Tchécoslovaquie et la Pologne, deux Etats nés sur les décombres de la monarchie austro-hongroise. Karin Lednická évoque dans son livre les retombées de ces animosités sur la vie des gens de la région et tire de l’oubli ce chapitre malheureux de l’histoire des relations polono-tchèques :
« Il n’est généralement pas connu que la naissance de la Tchécoslovaquie indépendante a pu être perçue bien différemment dans les régions limitrophes et pas toujours comme un événement heureux. Dans certaines régions, ces divergences ont dégénéré en confits et parfois même, comme dans la région de Těšín, en épanchements de sang. »
Attisés par la Grande guerre et le besoin de tracer de nouvelles frontières, les antagonismes latents entre les minorités de la région et notamment entre Polonais et Tchèques explosent et dégénèrent en affrontements militaires. La Guerre de Sept jours éclate entre la Tchécoslovaquie et la Pologne, et bien qu’elle soit courte et aboutisse à un compromis, elle laissera des morts et de profonds ressentiments des deux côtés.
Le premier tome d’une trilogie romanesque
Sur le fond de ces événements majeurs se déroulent les sorts individuels des personnages du roman, leurs relations familiales, leurs amours, leurs espoirs et leurs déceptions, leurs vies pleines de travail et d’abnégation et leur recherche du bonheur. Et l’auteure n’oublie pas non plus leurs faiblesses, leurs hésitations, leurs vices, leur mesquinerie, leurs préjugés et leurs trahisons. Karin Lednická n’abandonnera pas ses personnages à la fin de ce roman qui n’est, en fait, que le premier tome d’une trilogie. Elle envisage d’écrire deux autres tomes qui suivront les vies des héros de son livre et de leurs familles jusqu’aux années 1960, jusqu’au moment où la ville de Karwina disparaîtra définitivement de la surface de la Terre.
Si elle réussit, comme dans le premier tome, à rendre convaincantes leurs motivations psychologiques, à donner à son récit la même tension dramatique et à trouver autant d’idées, de motifs et de détails particuliers qui contribuent à la véracité de sa narration, elle pourra donner à la littérature tchèque une grande saga de famille qui sera en même temps un monument d’une ville disparue. Elle semble fermement décidée à mener son projet à bout et à se glisser encore longtemps dans la peau de ces femmes et de ces hommes auxquels elle a insufflé la vie dans son livre :
« Je suis une auteure qui ne peut écrire que si elle partage profondément les vies de ses personnages, je suis toujours avec eux au moment où il se passe quelque chose d’important dans leur vie. Et probablement j’ai réussi à saisir tout cela et à le transmettre aux lecteurs. Récemment j’ai reçu une réaction d’un lecteur qui vit à Brno et qui m’a écrit après avoir lu mon livre: ‘Je n’aurais jamais eu l’idée de visiter votre région, mais maintenant j’y réfléchis sérieusement.’ Donner à quelqu’un une telle idée m’a procuré un énorme plaisir, parce c’est ce que j’ai toujours souhaité. »