Leo Perutz ou l'inquiétante étrangeté du monde

Leo Perutz
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Jorge Luis Borges était l'un des grands admirateurs et « redécouvreurs » de l'écrivain Leo Perutz qu'il considérait comme une sorte de « Kafka aventureux » dont il était le contemporain. S'il passa l'essentiel de sa vie en Autriche, puis en Israël, l'écrivain était né à Prague, ville qui compta pour lui, tant pour l'inspiration directe qu'inconsciente que la capitale tchèque semble avoir suscitée chez les plus grands écrivains de l'entre-deux-guerres. Partons à la découverte de cet auteur qui gagne à être lu et relu à l'envi.

Né en 1882, cet écrivain Juif autrichien de langue allemande aux lointaines origines espagnoles, mathématicien de formation, est resté longtemps dans l'ombre des bibliothèques. Pourtant, il avait fait partie des auteurs les plus lus de l'entre-deux-guerres. Originaire de Prague, il vit et travaille essentiellement à Vienne. Mais l'Anschluss et l'interdiction de ses ouvrages décident de son destin : il s'exile en Palestine en 1938 et l'après-guerre est pour lui synonyme d'oubli et de désintérêt. Décédé en 1957 en Autriche, il a été tiré des oubliettes d'une part grâce à Borges, qui cautionne l'auteur en préfaçant trois de ses livres déjà pendant la Seconde Guerre mondiale, d'autre part en France où le Prix nocturne lui est attribué à titre posthume en 1962 et où son oeuvre a été largement traduite et rééditée depuis une quinzaine d'années.

« Ils s'étaient tenus cachés tout le jour et, à présent qu'il faisait nuit, ils traversaient une forêt de pins clairsemés. Les deux hommes, qui avaient de bonnes raisons d'éviter les rencontres, devaient veiller à ne pas être vus. L'un était un vagabond, un maraudeur de foire réchappé du gibet, l'autre était un déserteur. »

Avec ce paragraphe, qui fait suite à un prologue, débute véritablement l'histoire du Cavalier suédois, et c'est tout l'art du récit que maîtrisait Leo Perutz que l'on découvre : le décor est planté en quelques mots et, surtout, le lecteur se trouve immédiatement confronté à l'étrangeté de l'histoire... Que peuvent bien faire ensemble un cavalier gentilhomme qui a déserté et un voleur de grand chemin ? Par quel sortilège du hasard leurs routes se sont-elles croisées ? Le passionné de lectures aventureuses et de récits romanesques ne peut que frémir intérieurement, parce qu'il pressent déjà, inconsciemment, que cette équation inhabituelle annonce quelque intrigue.

Les romans de Perutz ont tous cette caractéristique presque anachronique en ces années d'entre-deux-guerres de renouer avec une forme « classique », pourrait-on dire : des récits historiques la plupart du temps, souvent proches du conte, qui s'appuient sur des faits réels et les mêlent au fantastique pour en faire jaillir le sens profond et caché. Alchimie, magie, cabbale, fantômes et diables en tous genres sont présents, mais sans jamais fourvoyer le lecteur dans un bric-à-brac de l'occultisme à deux sous comme il est de bon ton dans certains romans actuels. Si l'on rajoute une prédilection pour les intrigues policières qu'il greffe en amoureux des mathématiques, de la logique et des jeux, cela donne une idée de la variété du style de Perutz. Rien de surprenant à qu'on ait dit de l'auteur qu'il était le fruit d'une sorte de croisement entre Kafka et Agatha Christie. Mais ses romans ont aussi une puissance d'évocation cinématographique mâtinée d'un art du suspense que le grand Hitchcock lui-même n'aurait pas renié.

Bien que Perutz se soit lui-même distancé par son écriture « autre » ou par son silence obstiné sur sa vie et son oeuvre en refusant tout entretien, il porte la marque intime de l'Europe centrale, cette Mitteleuropa à la croisée des influences, mélange explosif de pensées et de création. Carrefour dont on ne peut plus guère s'étonner après qu'il ait été aussi le coeur des drames qui ont secoué le Vieux continent au XXe siècle ... Leo Perutz et son oeuvre sont tout entier traversés par cette histoire de bruit et de fureur : ouvrez un de ses livres, et vous sentirez comme une odeur de soufre, sans doute sortie tout droit des fourneaux diaboliques de l'Evêque du Cavalier suédois. Feuilletez Le marquis de Bolibar : la mort est là qui rôde, celle qui détruit sans distinction, massivement, qui suscite la furie des hommes qui ont oublié ce qu'était la sagesse.

Perutz évoque des guerres historiques, celles menées par Napoléon, les guerres de religion, celle de 14-18 ou les conquêtes espagnoles, mais ce que l'on entend derrière ses mots, c'est qu'au jeu de massacre, une guerre en vaut bien une autre.

L'universalité des récits de Perutz est incontestable. L'aspect prophétique de ses romans également, où l'on sent poindre à retardement l'angoisse des massacres de la Seconde Guerre mondiale à venir. Comme Kafka, Leo Perutz est étreint par une douloureuse lucidité sur l'humanité : même quand on rit à sa lecture, la grimace n'est jamais bien loin. D'un côté, chez Perutz, l'Homme semble être le jouet d'un destin qu'il ne maîtrise pas, quoiqu'il fasse pour en réchapper, de l'autre, il semble être aussi l'instrument d'un mal qui ronge un monde à la dérive.

Ses interrogations sur l'être humain, Leo Perutz les traite à travers le prisme de l'identité. Ses personnages sont toujours un peu à la périphérie, hors des normes communément admises, qui se meuvent et cherchent leur place au beau milieu des moments de crise de l'histoire, qui correspondent pour eux à un moment décisif de leur existence. A la brutalité des temps fait écho une identité qui se cherche avec non moins de violence et de douleurs : tous les moyens sont bons, quitte à se substituer à celle de son compagnon de route... Il n'y a pas de héros au sens classique du terme, dans le Cavalier suédois par exemple, juste la profonde complexité d'êtres qui ne sont pas taillés d'un bloc. Un gentilhomme peut être déserteur et bravache, un voleur peut souhaiter revenir dans le droit chemin, y parvenir, mais emprunter des routes tortueuses...

La forme classique du récit d'aventures, du conte, de l'énigme policière ne trompe pas son monde très longtemps, et ce n'est d'ailleurs pas l'ambition de l'auteur qui l'utilise par goût et à d'autres fins : Leo Perutz, dans ses oeuvres, a su autant sentir et retranscrire les entrelacs de la psychologie humaine que capter les vacillations d'un monde au fil de son histoire.