« Les gratte-ciels sont un peu comme les cathédrales »

Eva Le Peutrec, photo: Ondřej Tomšů

De Liberec à Nouméa, en passant par les Etats-Unis et surtout la Chine : Eva Le Peutrec, 38 ans, s’est fait un nom dans le monde de l’architecture, un secteur qui reste encore, pour l’essentiel, le pré carré des hommes. Sa spécialité, les gratte-ciels : autant à l’aise avec un casque de chantier que sur des talons hauts, elle a damé le pion à plus d’un de ses confrères à cravate, tout en conjuguant sa carrière internationale avec sa vie de famille. Portrait.

Eva Le Peutrec,  photo: Ondřej Tomšů

Eva Le Peutrec, bonjour, vous êtes une architecte tchèque. Vous vivez à l’heure actuelle en Nouvelle Calédonie mais votre carrière s’est déroulée ailleurs. Auparavant vous avez passé plusieurs années en Chine, à Shanghai notamment. En introduction, j’aimerais préciser que vous êtes une architecte pas comme les autres car vos réalisations sont essentiellement des gratte-ciels. D’où vient cette envie d’atteindre des sommets ?

« Je suis en effet la seule architecte tchèque capable de faire des gratte-ciels. Je suis très fière de cela. Je travaille notamment en Chine, à Pékin. Mais maintenant je commence à avoir de plus en plus de projets dans le monde entier, au Pacifique Sud, en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord. »

Et en République tchèque ? Est-ce que la République tchèque, ou Prague plutôt, a besoin de gratte-ciels selon vous ?

« Je pense que oui ! Je pense que Prague a beaucoup de potentiel. Je pense qu’on s’est arrêté ici, mais qu’il faut construire de nouvelles choses. A l’époque gothique, les cathédrales étaient aussi quelque chose de nouveau, mais qui sont devenues quelque chose de normal, qu’on protège, qu’on regarde. Les gratte-ciels sont un peu comme les cathédrales : le gouvernement, chinois notamment, montre son pouvoir économique, politique et son savoir-faire en construisant des gratte-ciels. »

Comme l’Eglise qui montrait son pouvoir à travers les cathédrales…

« Exactement. Aujourd’hui, la Chine est en train de construire le plus haut gratte-ciel au monde, beaucoup plus grand que ce qu’il y a par exemple en Amérique du Nord. Donc il y a vraiment une sorte de guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine. »

De manière peut-être un peu naïve, n’étant pas spécialiste ni architecte, j’aimerais savoir comment on imagine un projet de gratte-ciel. J’imagine que comme pour construire une maison, à un moment donné, il faut s’asseoir, mais aussi discuter avec les clients, confronter la vision de l’architecte et leurs desiderata…

« C’est un processus extrêmement complexe. J’ai eu beaucoup de chance de travailler sur des projets très différents. Pendant six ans en Chine, j’ai donc travaillé sur plus d’une centaine de projets. J’ai pu dessiner des hôtels cinq étoiles, des bureaux, des sièges d’entreprises, des centres commerciaux. Grâce à cela, j’ai un savoir-faire très particulier qui me permet d’utilise toute cette expérience pour la construction de gratte-ciels. »

Shanghai | Photo: Bureau36,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

Revenons un peu en arrière : avant de faire cette carrière en Asie, vous avez fait des études à Liberec, vous êtes originaire du nord de la République tchèque, donc non loin des montagnes et déjà près des sommets…

« Oui, je suis une montagnarde. Je viens de la région des Monts des Géants, les Krkonose. J’ai grandi dans un petit village avec beaucoup de neige et de gel l’hiver. Ce n’était pas très drôle. Je suis donc contente de vivre aujourd’hui en Nouvelle Calédonie. »

Pendant vos études, vous êtes passée par un bureau d’architectes de San Francisco. Puis, en 2005, un peu sur un coup de tête, vous partez en Asie…

« J’ai passé deux ans à San Francisco. Ça m’a beaucoup plu. Ensuite, je suis revenue à Liberec, où il pleut toujours. J’étais un peu déprimée. J’ai réfléchi à ce que je voulais faire de ma vie et comme carrière. J’ai pensé à l’Asie, la Chine parce qu’ils construisaient beaucoup au début des années 2000, l’économie était vraiment dynamique. J’ai cherché des annonces et j’ai trouvé par hasard une offre. En deux jours, j’avais signé un contrat. »

C’est assez incroyable : vous avez répondu à une annonce et quelques jours plus tard vous étiez en Chine ?

« Non, j’ai signé le contrat, mais il fallait que je finisse mes études d’ingénieur à Liberec. Mais en effet, le lendemain de la fin de mes études, j’ai pris l’avion pour la Chine. »

Quelle est l’ambiance de travail dans un cabinet d’architectes en Chine. Et comment cela se passe pour une jeune Européenne qui commence sa carrière là-bas ? J’imagine qu’il doit y avoir beaucoup de pression et de stress.

Il y a vraiment un ego très fort des hommes à cet égard : les Américains de 60 ans ont vraiment envie de construire un gratte-ciel et font tout pour vous écraser.

« Oui, il y a beaucoup de pression et de stress. C’est très difficile d’y faire carrière pour un architecte, même pour un homme, et pour une femme c’est encore plus dur : c’est un milieu très macho, très masculin. Il y a très peu de femmes, encore moins des femmes qui ont des enfants. Ça a été difficile de me faire une place en tant que femme, femme jeune, issue d’un pays de l’Est. »

J’imagine que cette place vous l’avez gagnée grâce à vos réalisations…

« Exactement, par mon travail. J’ai commencé à gagner des concours. Cela m’a beaucoup aidée et j’ai progressé dans ma carrière. J’ai commencé à avoir de nouveaux clients, les clients ont commencé à demander mes services. »

Vous parlez du fait qu’il s’agit d’un monde d’hommes. C’est spécifique aussi à votre expérience, mais j’imagine que c’est aussi le cas en Europe. Le monde de l’architecture reste-t-il le pré carré des hommes ou est-ce qu’il s’ouvre ?

« Je pense que cela reste le domaine des hommes mais en Chine, c’était encore plus flagrant parce qu’il s’agissait de projets énormes : 200 à 250 000 mètres carrés par exemple. Il y a vraiment un ego très fort des hommes à cet égard : les Américains de 60 ans ont vraiment envie de construire un gratte-ciel et font tout pour vous écraser. Donc c’est difficile. »

Eva Jiřičná,  photo: David Vaughan
Donc ce n’est pas seulement le monde de l’architecture en général, mais particulièrement votre domaine : la construction de gratte-ciels…

« Oui, il y a beaucoup d’ego en jeu. »

L’architecte tchèque Eva Jiřičná vient de fêter ses 80 ans. Elle a fait toute sa carrière en Grande-Bretagne où elle est restée après 1968. Représente-t-elle pour vous une des pionnières qui ont ouvert la voie pour les femmes architectes en Europe ?

« Oui. Je pense qu’elle a été une des premières femmes architectes importantes. Pendant mes études, il y avait aussi le nom de Zaha Hadid dont on entendait parler. Beaucoup de gens pensaient que c’était un homme. Elle est devenue connue en très peu de temps. »

Rappelons que c’est une grande architecte irakienne qui a été une des rares femmes à être distinguée par une sorte de Prix Nobel de l’architecture.

« Exactement. Ce sont deux femmes pionnières dans le milieu architectural. »

Vous avez rencontré votre mari, français, en Chine. Depuis 2011, vous vivez avec votre famille en Nouvelle Calédonie. C’est un virage total de passer de la Chine à la Nouvelle-Calédonie.

Zaha Hadid | Photo: Dmitry Ternovoy,  Free Art License
« Oui. Nous avons passé six ans à Shanghai, une métropole de 26 millions d’habitants. Il y a beaucoup de pression. Nous étions très fatigués, le travail était incessant. Mon mari travaillait pour Carrefour, était directeur d’hypermarché, avec 650 personnes à sa charge. Il travaillait même les week-ends et moi je travaillais toute la semaine. Donc on se voyait un jour par mois peut-être. A la fin nous n’avions même plus le temps de passer des vacances ensemble. On a donc choisi de partir. Mais on avait peur de s’ennuyer un peu en France. On a donc choisi l’île la plus lointaine et on s’est retrouvés en Nouvelle-Calédonie. »

Comment se passent la vie et votre métier pour vous là-bas ?

« C’est exactement l’opposé de la vie en Chine. C’est pas mal, mais c’est bien que je puisse continuer à voyager et travailler en Chine, puis revenir sur le Caillou comme on dit là-bas, m’y reposer. J’ai aussi des projets en Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique Sud, même s’ils sont plus petits qu’en Chine. »

Il se passe des choses en Nouvelle-Calédonie. Récemment le référendum sur l’indépendance a donné vainqueur le non à 56%. Comment avez-vous vécu cette période ?

« Tout le pays est un peu nerveux, car on n’imaginait pas ce résultat. Du coup il y a eu un gros impact sur l’économie de la Nouvelle Calédonie, beaucoup de projets ont été stoppés, et il y a une stagnation de l’économie. Dans deux ans il va y avoir un autre référendum. On verra. »

Nouvelle-Calédonie,  photo: public domain

Deux auteures tchèques, Denisa Prošková et Renata Mrázová, sont à l’origine d’un livre qui rassemble des portraits de femmes tchèques ou des pays tchèques, des femmes au destin particulier et qui sont aussi des pionnières dans leur domaine. Vous êtes une de ces femmes dont on trouve le portrait dans cet ouvrage.

« J’étais justement à Prague pour le lancement du livre et j’étais heureuse de rencontrer plusieurs de ces femmes qui sont dans le livre. »

Rappelons en effet qu’il y a à la fois des femmes d’aujourd’hui, mais aussi d’autrefois, comme par exemple Alice Masaryk, la fille du premier président tchécoslovaque.

Photo: Éd. Renata Mrázová
« Voilà. On traverse l’histoire depuis le XIe siècle. Elles ont choisi 33 femmes les plus emblématiques. Et je suis très heureuse d’en faire partie. »

Quelles sont ces femmes et quelles sont celles qui vous inspirent ?

« Je n’ai pas encore lu tout le livre. Mais on y trouve des exploratrices, des écrivaines, des chanteuses, des politiciennes. Les auteures ont cherché des femmes aux parcours différents, des femmes qui puissent inspirer les générations actuelles. »

On a l’impression ces temps-ci, avec ce regain de mouvements féministes, dont #metoo est un des phénomènes, que les femmes sont partout. C’est un peu l’aboutissement de ce que vous avez fait, vous, dans votre coin, sauf qu’aujourd’hui, c’est un sujet omniprésent dont on parle.

« Oui, j’ai l’impression qu’en République tchèque on manque de confiance en soi par rapport à d’autres pays comme les Etats-Unis ou en France. Les femmes y ont davantage confiance en elles. C’est quelque chose que j’aimerais transmettre ici, en République tchèque, pas uniquement aux femmes mais également aux hommes. »