Les Sœurs Dietl ou les Secrets inavouables des personnages d’une bande dessinée
Deux vieilles amies se donnent rendez-vous dans un café un peu vétuste et cette rencontre déclenche une suite d’événements aussi horribles que mystérieux. C’est le point de départ du roman graphique que son auteur Vojtěch Mašek (1977)a intitulé Sestry Dietlovy - Les Sœurs Dietl et qui a remporté le prix Muriel de la meilleure bande dessinée tchèque en 2018.
Des photos redessinées
Le prix Muriel est décerné par l’Académie tchèque de la bande dessinée. Cette fois-ci l’Académie a doublement distingué le roman graphique Les Sœurs Dietl de Vojtěch Mašek en lui attribuant le prix de la meilleure bande dessinée et aussi celui du meilleur scénario. Le livre sorti aux éditions Lipnik attire immédiatement l’attention par son grand format et sa couverture conçue comme un collage. Vojtěch Mašek explique que la forme graphique de ce livre a vu le jour lors de ses études scénaristiques à la faculté cinématographique à Prague :« Nous y étions sans cesse confrontés aux vieux films que nous regardions et analysions et nous lisions aussi beaucoup de vieilles revues de cinéma. Et nous avons inventé un jeu qui nous amusait, nous décontractait et nous reposait de la rédaction sérieuse de scénarios. Nous nous amusions à donner une autre signification aux photos de films célèbres et j’ai commencé à y intervenir en modifiant ces photos par le dessin, en les redessinant. Et petit à petit cela a abouti à cette méthode basée souvent sur une situation, sur une photo que je modifie selon mes besoins, selon les personnages et les couleurs dont j’ai besoin. »
Le visage de Veronika
Utilisant cette méthode Vojtěch Mašek raconte par le dessin une histoire obscure et ramifiée. Deux femmes, Josefa et Věra, se rencontrent dans un café, Josefa se déclare décidée à quitter son mari ivrogne qui lui gâche la vie, Věra approuve sa décision et lui propose de lui trouver un refuge chez des amis. Les deux femmes se quittent et Věra rentre à la maison où elle vit avec Veronika, sa sœur jumelle. Mais Veronika n’est pas à la maison. Sa sœur va donc la chercher et la retrouve évanouie dans un parc voisin. La pauvre femme a été agressée par un inconnu et son visage a été terriblement mutilé. Veronika est transportée à l’hôpital et les médecins réussissent lui sauver la vie mais elle reste complètement défigurée. De surcroît, le choc subi l’a rendue amnésique. La police se lance à la recherche de l’agresseur mais l’enquête patauge parce que les policiers empruntent d’abord de fausses pistes menant cependant à la découverte d’autres activités criminelles. Vojtěch Mašek explique comment naissent les thèmes de ses récits :« Ce sont les images qui déclenchent souvent en moi le processus de l’imagination. Dans ce cas concret, c’était la photo d’une vieille revue de mode où j’ai trouvé des photos des mannequins sur le retour, et soudain, cela a commencé à évoquer pour moi quelque chose. C’était peut-être un souvenir d’enfance, un souvenir de l’aspect des habits de mes tantes, un vague souvenir qui commençait à émerger, les éléments du récit et l’intrigue qui commençaient à prendre forme. Et ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que cette intrigue policière me fournissait des thèmes que je n’ai pas fini pas de résoudre, les thèmes comme l’identité, le dédoublement du personnage, etc. On peut dire peut-être que je me débarrasse ainsi des cauchemars et des visions qui, je ne sais pas pourquoi, me reviennent toujours. »
Les prodiges de la chirurgie esthétique
A l’hôpital, Veronika est soignée entre autres par Daniela, une excellente chirurgienne qui ose tenter l’impossible. Elle cherche à reconstituer le visage de Veronika et à lui rendre sa physionomie. Les sœurs jumelles Veronika et Věra se ressemblaient beaucoup et la chirurgienne peut donc remodeler le visage perdu de Veronika d’après celui de sa sœur. Après une série d’opérations éprouvantes le visage de Veronika ressoudé reprend les traits humains et la femme miraculée retrouve son identité. La question de savoir qui a mutilé cette femme, reste cependant irrésolue et ne cesse de peser sur les vies de tous les personnages du roman.
Les dessins de Vojtěch Mašek ajoutent à cette histoire inquiétante une atmosphère sombre et étouffante. Les lignes de ses dessins sont dures et violentes et une certaine négligence de style donne à son travail le caractère d’une ébauche. Les couleurs des illustrations sont sombres, le noir, le gris, le violet, le brun mais aussi le rouge de sang, et ces couleurs se répandent parfois en taches envahissantes sur des pages entières. Beaucoup de détails rappellent l’atmosphère sous le régime communiste. L’auteur avoue d’ailleurs s’être inspiré de ses souvenirs d’enfants et avoir donné aux sœurs Věra et Veronika le nom de Jaroslav Dietl, scénariste de séries célèbres de la télévision tchécoslovaque des années 1970 et 1980 :« Je pense qu’il s’agit vraiment des premiers souvenirs d’enfant de ce qui était présenté à la télévision et dont nous ne nous débarrasserons jamais. Ces comédiens qui jouaient à la télévision tchèque à l’époque de la normalisation semblent être des revenants. Et en même temps il y avait la forme accomplie de ces séries télévisées et le talent du scénariste Jaroslav Dietl qui savait si bien raconter des histoires. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il s’agissait de commandes de la télévision communiste. On oublie parfois que ce qu’on voyait à la télévision à cette époque était bien différent de la réalité et que tout cela était une manipulation. Je pense que tout cela est le thème de ce livre. »
Des secrets inavouables
Le sujet de ce roman se développe en plusieurs ramifications. Cherchant le malfaiteur qui a défiguré Veronika, les policiers découvrent une organisation clandestine réunissant les victimes des manipulations génétiques réalisées dans les années 1950 par le régime communiste dans un institut de médecine expérimentale. Les victimes de ces expérimentations secrètes souffrent souvent de lésions et de malformations monstrueuses qui les condamnent à vivre dans la solitude et les policiers entrevoient une vague relation entre la mutilation de Veronika et cette secte clandestine des cobayes humains. L’affaire criminelle prend donc des aspects d’horreur, Sherlock Holmes tend la main au docteur Moreau.
Nous ne révèlerons pas ici le dénouement de cette affaire ténébreuse et touffue. Ajoutons au moins que le récit se complique encore davantage parce que l’enquête révèle aussi des secrets et des drames personnels des enquêteurs. Certaines énigmes de cette histoire ne seront pas résolues, certaines pistes finiront dans une impasse mais l’auteur fait quand même aboutir son roman et offre au lecteur un dénouement spectaculaire. Les policiers, les médecins et d’autres personnages de ce récit dramatique ne découvriront que trop tard qu’ils ont été victimes d’une horrible supercherie.La critique a salué Vojtěch Mašek comme un auteur de talent qui apporte un ton original à la bande dessinée tchèque. Auteur et co-auteur de plusieurs projets de ce genre, il est parvenu dans ce roman graphique à un style très personnel. En redessinant les photos de ses personnages, il a leur a insufflé une nouvelle présence, une vie en apparence réelle qui prend pourtant des aspects fantomatiques. Les sœurs Dietl et d’autres personnages du roman nous transpercent de leurs yeux cernés et blafards et nous inspirent de l’inquiétude et de la méfiance car nous sentons que ces yeux cachent des secrets inavouables. Les craintes et les cauchemars intérieurs de l’auteur se transforment ici en la trame d’un récit troublant et saisissant. Ce n’est pas la première fois dans ce genre de littérature que l’angoisse se révèle être une abondante source d’inspiration.