Les Tchèques à Bordeaux (II) : rencontre avec Kliment et Metoděj, deux jeunes dominicains en formation en France
Ce jeudi 5 juillet est un jour férié en République tchèque – une journée qui marque l’arrivée, en 863, dans les pays tchèques, des apôtres évangélisateurs Cyrille et Méthode. Pour parler, dans la seconde partie de cette émission, de leur mission et plus particulièrement de la leçon que nous pouvons en tirer pour nos vies aujourd’hui, nous avons invité au micro le frère dominicain Kliment Mikulka. Notre rencontre n’a pas eu lieu en République tchèque, mais en France, au couvent de formation des jeunes frères dominicains de Bordeaux, où Kliment Mikulka, 26 ans, et Metoděj Němec, 32 ans, venus tous deux du couvent d’Olomouc, viennent d’achever leur première année d’études. Ils nous parlent de leur formation, de la vie monastique qui n’est pas sans rappeler la vie militaire, de la vocation de leur communauté, de leur expérience de la prière dans une langue étrangère ou encore de leur propre chemin vers la foi, un chemin qui n’était pas tracé d’avance...
Metoděj : « Nous voilà dans l’ancienne église jésuite, construite au XVIIe siècle dans le style baroque. C’est une église magnifique, qui était jadis consacrée à saint François-Xavier, un missionnaire jésuite. Les jésuites ont été chassés d’ici après la révolution. Les dominicains ne s’y sont installés que dans les années 1980-90. (...) Je suis ici en tant qu’étudiant. Depuis environ sept ans, des frères tchèques sont envoyés en France, concrètement dans la Province dominicaine de Toulouse, qui inclut les couvents de Toulouse, de Bordeaux, de Nice, de Marseille, etc. J’ai terminé mon noviciat l’été dernier, tout comme frère Kliment, et nous sommes tous les deux partis en France. Notre programme d’études dure six ans et il est divisé en deux cycles : les deux premières années que l’on passe à Bordeaux sont consacrées aux études de la philosophie. Ensuite, nous étudierons, pendant quatre ans, la théologie à Toulouse. »
Kliment : « Mon parcours est le même. Après une année de noviciat à Olomouc (Moravie du Nord), nous avons fait notre profession temporelle, c’est-à-dire que nous avons prononcé des vœux religieux. Au bout d’un an, nous sommes partis en France, et l’objectif de nos études ici est que nous soyons ordonnés prêtres. »
A quoi ressemble votre quotidien, une journée habituelle ? Pouvez-vous nous la décrire ?
K. : « Je vois un parallèle avec la vie militaire (rires). Notre vie ici est, en effet, très régulière. Nous vivons selon les règles de saint Augustin et selon les constitutions de l’Ordre des frères prêcheurs. Nous menons une vie monastique, mais qui a quand même ses spécificités, car nous ne sommes pas des moines ‘classiques’. Ce qui nous diffère des moines, c’est la vie apostolique, c’est-à-dire que nous sommes envoyés de ce couvent à prêcher l’évangile partout où l’on va, aussi bien dans le milieu ecclésiastique que dans le milieu public, par exemple dans des écoles. Quelle est ma journée habituelle ? Personnellement, je me lève vers six heures, je fais ma toilette et je prends mon petit-déjeuner. A sept heures, nous commençons notre prière personnelle. Cela peut être une méditation de la Bible… Chacun a sa façon de méditer. La prière personnelle est suivie d’une prière commune qui s’appelle Laudes et qui dure environ une demi-heure. Elle est composée de trois psaumes, d’une lecture biblique et d’une prière commune, c’est-à-dire des supplications. Quelque chose de semblable se passe en fin de journée. A la mi-journée, nous célébrons la messe avec la communauté. Le temps qui nous reste est consacré aux études, à l’apostolat. Il faut aussi faire du ménage ici au couvent… C’est aussi le temps que l’on passe avec nos frères. Par exemple, l’après midi, après le déjeuner, on passe une demi-heure avec toute la communauté dans un entretien fraternel ; on rit, on discute, on est à l’écoute les uns des autres. Notre vie est vraiment très régulière. Ce que je viens de vous décrire se répète chaque jour. »C’est plutôt un avantage ?
K. : « Parfois oui, parfois non. Mais nous l’avons accepté comme mode de notre vie, alors c’est notre combat et c’est notre joie. »Cette vie monastique dominicaine est-elle différente en République tchèque et en France ?
M. : « Oui, ici les couvents sont plus grands. En République tchèque nous sommes à peu près quarante-cinq, quarante-huit au total dans toute la province (il existe six couvents dominicains en République tchèque, ndlr). Alors que le couvent de Toulouse, à lui seul, compte environ cinquante frères. Cela fait une grosse différence par rapport à la République tchèque. A Bordeaux, nous sommes vingt-cinq quand la maison est pleine, et avec ce nombre nous pouvons déjà faire un office, c’est-à-dire des prières communes, comme en a parlé frère Kliment. Nous pouvons ainsi célébrer régulièrement de très beaux offices, même en l’absence de certains frères qui peuvent se trouver à un moment donné hors des murs du couvent pour se consacrer aux activités apostoliques. Le fait que nous soyons nombreux garantit un certain niveau, une qualité des offices. Ce qui constitue également une différence par rapport à notre couvent à Olomouc, c’est que nous sommes, ici à Bordeaux, dans un couvent de formation. A Olomouc, nous n’étions que deux novices. A Bordeaux, nous sommes dix jeunes frères en formation. »
Y a-t-il d’autres étrangers parmi vous ?
M. : « Non, les autres frères étudiants sont tous français. »
Vous constituez alors une exception ?M. : « Il n’est pas tout à fait courant que les frères soient envoyés, comme nous, en formation dans une autre province. Au couvent de Bordeaux, il y a des frères du Brésil, des Etats-Unis, d’Argentine, mais ils viennent tous de la province de Toulouse. Nous, nous appartenons à la province de Bohême, la seule qui ait ce lien spécial avec la province de Toulouse de l’Ordre des Prêcheurs, donc dont les frères sont formés ici. Sinon, chaque province a sa propre formation. La République tchèque est dans une situation spécifique : sa vie religieuse demeure marquée par la rupture subie pendant les années du communisme. Cette rupture est toujours palpable, notamment chez les frères âgés qui ne sont pas habitués à la vie en communauté, du fait que, sous le communisme, la vie dominicaine était clandestine. Pour assurer une bonne qualité d’enseignement, notre ordre préfère envoyer ses jeunes frères étudier à l’étranger. Nous sommes actuellement six frères dominicains en formation. »
Dans toute la République tchèque ?
M. : « Oui, à part nous deux, qui sommes à Bordeaux, quatre frères tchèques étudient à Toulouse. Ce n’est pas beaucoup. »
La France était votre choix personnel ?
K. : « Pas du tout (rires). Cette possibilité nous a été proposée par les frères qui nous avaient précédés. Ils nous ont demandé si nous étions suffisamment courageux pour faire nos études dès le début en France. Ils nous ont préparé le terrain. Non, ce n’était pas notre souhait, mais nous avons accepté. Pour moi, personnellement, c’est une belle expérience, une aventure. »
Quelles sont les missions que vous effectuez dans le cadre de vos études à Bordeaux ?K. : « L’apostolat auprès des jeunes fait, en effet, partie de notre formation. Nous ne sommes pas formés seulement intellectuellement ou religieusement mais aussi apostoliquement. Personnellement, je fais partie de l’équipe des aumôniers du Lycée Albert le Grand de Bordeaux. Notre travail consiste à accompagner spirituellement des jeunes de cet établissement scolaire. Les autres frères, dont frère Méthode, sont chargés de rendre des services religieux à La maison de Marie, qui est un établissement pour les SDF qui essaie de se réintégrer à la société. Les apostolats sont très divers, mais, dans tous les cas, il y a toujours un lien avec la prédication, c’est la devise de notre ordre. Nous sommes les héritiers du charisme de saint Dominique et nous nous devons de le développer. »
Trouvez-vous les jeunes Français plus sensibles, plus ouverts aux questions religieuses que les jeunes Tchèques qui, eux, vivent dans un pays considéré comme un des plus athées au monde ?
K. : « En ce qui concerne l’attachement aux choses religieuses, nous sommes, je pense, dans la même situation que la France, et elle n’est pas si mauvaise que ça. Par exemple, au mois de février, notre communauté d’étudiants a été envoyée au Lycée Lacordaire à Marseille pour une semaine de prédication auprès des lycéens. Je dois dire que j’ai été surpris par l’ouverture d’esprit des lycéens aux questions spirituelles. Sincèrement, leur recherche du sens de la vie m’a frappé. Parfois, je me dis que c’est un bon exemple aussi pour nous, religieux, qui sommes déjà ‘enracinés’. Nous avons besoin d’être secoués de temps en temps ! Par exemple par les jeunes qui ont parfois des idées surprenantes. Et s’ils sont parfois ‘aveuglés’, s’ils ont du mal à trancher les choses, il faut les aider. C’est pour cela que nous sommes-là. »
Une question peut être plus personnelle : prier dans une langue étrangère, est-ce que ça fait une différence ?
K. : « La prière commune de Laudes et des Vêpres est en français, mais on s’y est déjà habitués, je pense. En plus, au bout d’un an de noviciat, nous connaissions par cœur les psaumes et les textes des prières. En ce qui concerne la prière personnelle, là, nous restons dans notre langue maternelle. Mais vous savez, souvent, il ne faut même pas de mots. On prie en silence, sans rien dire. »Comment avez-vous pris la décision de consacrer votre vie à Dieu ? Comment en êtes-vous arrivés à ce moment crucial ?
M. : « J’ai été baptisé comme petit enfant, j’ai fait ma première communion... Je peux dire que j’ai été élevé comme catholique, même si c’était dans les années 1980, donc sous le régime communiste. Mais à l’époque, c’était tout à fait possible, on pouvait aller à la messe, etc. Adulte, je n’ai pas pratiqué pendant un certain temps, j’ai mené une vie qui n’était pas bonne. Ma conversion a commencé lorsque je travaillais comme architecte en Irlande. Quand je suis rentré en République tchèque, j’ai fait une confession et ma vie a pris une autre direction. »
K. : « Mon parcours jusqu’à la vie religieuse a été très long, cela a duré au moins huit ou neuf ans. Je n’étais pas baptisé, alors j’ai dû tout d’abord me préparer à recevoir les sacrements d’initiation chrétienne. J’étais alors âgé de dix-huit ans et j’allais encore au lycée de Kyjov. Pendant mes années universitaires, j’ai vécu une expérience assez forte, dans la région presque maudite de Bohême de l’Ouest (région à très faible taux de croyance, ndlr), où j’ai vu de vraies conversions et où j’ai surtout assisté à la prédication de l’évangile par un frère dominicain que je connais très bien, que je considère comme mon père spirituel. Quand j’ai vu la force de l’évangile, le tournant dans la vie des jeunes qui se sont convertis au christianisme, je me suis dit : ‘Voilà ce que je veux faire pendant toute ma vie, parce que cela rend les gens heureux et les prépare pour la vie éternelle. »
Avant d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, le frère Kliment a étudié, en République tchèque, les langues slaves, notamment le vieux slave, ainsi que le grec ancien. Originaire de la ville morave de Kyjov, il est très attaché à la tradition cyrillo-méthodienne. Rappelons que l’année prochaine, nous célébrerons le 1 150e anniversaire de l’arrivée de saints Cyrille et Méthode en Grande-Moravie, qui était le premier Etat slave. Venus de Thessalonique, Cyrille et Méthode ont évangélisé les pays tchèques : ils ont créé l’alphabet glagolitique et ont traduit la Bible et la liturgie chrétienne en vieux slavon, alors que la langue n’avait alors aucune forme écrite. On écoute frère Kliment :K. : « Il est clair que ces deux hommes se sont sacrifiés pour nous. Ils ont quitté l’Empire byzantin en pleine croissance pour apporter l’évangile aux ‘barbares sauvages’. Je les apprécie beaucoup. Imaginez que Cyrille enseignait la philosophie à l’université la plus célèbre dans le monde chrétien. Il a quitté ce poste pour partir en Grande-Moravie, pour inventer le glagolitique, pour traduire l’évangile et les autres textes utiles pour la christianisation des Slaves. Ils ont réussi à faire une synthèse désintéressée des univers oriental et occidental, en sachant que le territoire de la Grande-Moravie était historiquement et géographiquement lié au monde occidental. En même temps, ils n’ont pas renié leur identité byzantine. »
Que peut-on tirer de la mission des saints Cyrille et Méthode pour notre vie aujourd’hui ? Frère Kliment :
K. : « Saints Cyrille et Méthode étaient, avant tout, croyants. Cyrille était moine et Méthode évêque. Cela nous montre bien leur priorité dans la vie : c’était Dieu. Et si Dieu devient une priorité, toutes les choses reçoivent leur place, prennent un sens. Leur objectif était de parler de Jésus-Christ de manière compréhensible et crédible. Ils ont traduit l’évangile en slavon, dans une langue que tout le monde comprenait. C’est aussi notre défi pour aujourd’hui. Nous ne pouvons pas parler ‘comme des livres’. Il faut traduire l’évangile dans le langage du XXIe siècle. Je pense que saints Cyrille et Méthode seraient contents s’ils nous voyaient, non pas reproduire ce qu’ils ont fait, mais poursuivre en quelque sorte leur mission. C’est aussi l’objectif de mes recherches sur la mission de Cyrille et Méthode : c’est très joli d’étudier le slavon, l’histoire de la Grande-Moravie et d’en parler aux autres. Mais cela reste tout de même quelque peu académique, figé et ‘mort’. Moi, je ne suis pas né pour attendre la mort, mais pour vivre. Pour vivre joyeusement, avec Dieu et les autres gens. »Pour en savoir plus sur la vie des frères dominicains tchèques en France, nous vous proposons de visiter leur site Internet http://amiculum.op.cz