« L'explosion de Vrbětice n’est pas la pire des activités russes en République tchèque »
Journaliste et analyste britannique Edward Lucas couvre l'Europe centrale et orientale depuis 1986, notamment en tant que rédacteur en chef du magazine The Economist. Il a notamment suivi de près les affaires d’espionnage de la Russie dans la région, notamment avec l’explosion de l’entrepôt de Vrbětice, récemment attribuée par les autorités tchèques à des agents du renseignement militaire russe. Interviewé par Petr Dudek, de la Radio tchèque, Edward Lucas sur ces événements et sur l’expulsion de nombreux ressortissants russes affiliés à l’ambassade, mais considérés par Prague comme des espions.
« Je pense que la décision d'expulser les espions russes était excellente. Mais elle est arrivée bien trop tard, et je suis étonné que la République tchèque, qui fait partie des pays qui ont tant souffert du communisme, et qui dispose d'excellents services de contre-espionnage et d'hommes politiques clairvoyants et visionnaires, n'ait pas été capable de faire face à ces opérations d'influence russes.
Je me souviens encore de la façon dont un dissident russe a été expulsé par le FSB vers la Russie au nez et à la barbe des autorités tchèques, apparemment en toute impunité.
Quand on pense également au comportement des Russes dans le secteur de l'énergie ou des transactions immobilières à Karlovy Vary, ou encore du nid d'espions à l'ambassade de Russie, des fonctionnaires tchèques n’ont pas cessé de tirer la sonnette d’alarme, mais ceux qui sont les vrais décideurs n'ont pas relevé le défi.
Je crains que l'explosion de Vrbětice, un événement fatal et spectaculaire, ne soit pas la pire des activités russes en République tchèque. Il se peut qu'il y ait beaucoup plus de choses en cours que nous ignorons totalement. Et cela me préoccupe vraiment.
Côté britannique, nous sommes reconnaissants de l'aide apportée par la Tchéquie lorsqu'il a fallu expulser des espions en réponse à certaines affaires qui se sont déroulées sur le territoire de la Grande-Bretagne, mais la République tchèque ne peut pas se permettre d'être une sorte de trou noir en termes d'opérations d'influence russes. Nous devons vraiment faire le ménage de manière systématique. Pas seulement dégager un nid, mais tous les nids. Et faire en sorte que rien de tel ne se reproduise. »
Que peut-on faire pour faire toute la lumière sur cette affaire et apporter une preuve des agissements des deux agents du GRU, Anatoly Chepiga et Alexander Mishkin, à Vrbětice, ou à Salisbury en 2018 ? Difficile d’imaginer qu'ils viennent à Prague ou à Londres pour être interrogés…
« Non. C'est tout le problème avec l'espionnage. Habituellement, les personnes impliquées s'enfuient, et le mieux que l’on puisse faire, c’est d'essayer de s’assurer qu'elles ne reviennent pas. Ce que nous pouvons faire, c'est chercher des complices au niveau local - et je suis sûr qu'il y a des gens en République tchèque et dans d'autres pays qui font de l'espionnage ou et dirigent des opérations d'influence russes. Ils devraient avoir des sueurs froides, être inquiets de perdre leur emploi et peut-être d'aller en prison.
Or, à cet égard, nous faisons un très mauvais travail - dans mon pays également. Nous avons des banquiers, des avocats et des comptables qui sont complices des oligarques russes, et ils s'en sortent aussi. Donc, nous devons tous faire un meilleur travail à ce sujet et reconnaître que l'espionnage, c’est comme la météo - vous devez y faire face, mais il y a aussi des choses que vous pouvez faire pour vous mettre à l’abri. Vous n'avez pas à laisser le vent et la pluie entrer dans votre maison juste au moment où il souffle. »
En 2016, vous avez donné une conférence à Prague sur la cybercriminalité et les fake news. Cinq ans plus tard, la désinformation ou les vérités alternatives sont très répandues en République tchèque et ailleurs. Qu’avons-nous raté ?
« Je pense que si je connaissais vraiment cette réponse, j'écrirais un livre à ce sujet, mais ce n'est pas le cas. Je constate que le problème s'aggrave et je pense que nos mesures pour contrer ce phénomène ont été plutôt inefficaces jusqu'à présent. Il est clair que le fact-checking ne fonctionne pas. On a beaucoup insisté sur le fait que cette méthode était la réponse adapatée à la désinformation. Le fact-checking fonctionne très bien avec les électeurs qui sont réellement intéressés par la vérité, mais pas avec les électeurs qui ne fonctionne qu’à l’émotion.
On voit bien que des efforts ont été fait pour investir dans le journalisme indépendant. C’est vrai qu’il y a davantage de journalisme de grande qualité. Certains médias sont financés par des fonds philanthropiques ou par les contribuables, plutôt que d’être obligés de faire de l'argent comme une entreprise. C'est bien, mais encore une fois, c'est bien pour les gens imperméables aux fake news, mais cela n'atteint pas nécessairement les personnes qui consomment la désinformation.
Je pense que les fake news sont plutôt un symptôme qu'un problème en soi - un symptôme de stress psychologique et social qui pousse les gens à consommer cette espèce de malbouffe intellectuelle. Il faut aller au plus profond de notre société pour comprendre pourquoi les gens se sentent si aliénés, si désengagés et si prêts à accepter ces théories conspirationnistes qui semblent donner une réponse à ce qu’est le monde. C’est un problème qui va persister dans les années à venir, et je ne vois pas quelle solution y apporter. »
Vous vivez à Londres et suivez de très près la région d'Europe centrale. Êtes-vous inquiet pour les médias publics en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie ou en République tchèque ?
« Je pense qu'il y a un sérieux problème de polarisation politique dans certains pays. Quand je regarde la télévision polonaise, je suis vraiment inquiet car parfois, dans son traitement de l'opposition, elle ressemble presque à la télévision communiste - mais avec de meilleurs graphismes.
Je suis donc inquiet sur ce point. Je pense qu'il est important d'essayer de conserver une sorte d'espace neutre, et si vous adoptez cette attitude du gagnant qui prend tout à la Télévision publique, c'est génial quand vous êtes au pouvoir, et c'est terrifiant quand vous perdez. Donc, je pense qu’il y a beaucoup de choses à améliorer à ce niveau-là.
Je constate également que la part d'audience des médias traditionnels ne cesse de diminuer, et que les gens - en particulier les jeunes électeurs - utilisent les médias de manière différente. Ils ne s'assoient pas le soir devant la télévision pour regarder les informations. Ils vont les consommer via leurs téléphones, leurs tablettes et ailleurs.
En fin de compte, j'ai le sentiment que les médias reflètent probablement la société sous-jacente plus qu'ils ne la façonnent, et que le problème fondamental de la polarisation politique ne peut pas seulement être imputé aux médias. Ce sont les médias reflètent ce problème. »