L’intelligence artificielle contre l’isolement des séniors : à Prague, une start-up y croit

InTouch est le nom d'une application développée à Prague et qui ambitionne d'utiliser l'intelligence artificielle (IA) pour lutter contre l'isolement des personnes âgées. Le Français Vassili Le Moigne est à l'origine de ce projet déjà développé dans plus d'une trentaine de langues différentes. Il précise au micro de RPI la manière dont marche cette application et répond aux critiques que suscite naturellement la perspective de voir délégué à l'IA le soin de communiquer avec nos anciens.

Extraits de cet entretien, à écouter dans son intégralité (et avec un exemple de conversation menée par l'IA) en appuyant sur Lecture.

Vassili Le Moigne | Photo: Archives de Vassili Le Moigne

Vassili Le Moigne : « C'est un service qui permet aux enfants de personnes âgées de faire plusieurs choses. D’abord, d'être bien connecté avec elles et d'avoir des conversations intéressantes avec elles, avec un téléphone, d'être sûr que les parents sont en bonne santé et ne sont pas isolés. Aujourd'hui dans le monde et en Europe en particulier, on a à peu près trois personnes adultes pour une personne âgée. Dans certains pays, on est à deux. »

« Les personnes âgées ont tendance à être de plus en plus isolées, avec la démographie actuelle on a un problème générationnel énorme qui ne va aller qu'en empirant. On a déjà des pays, par exemple, au Japon, où on a moins de deux personnes adultes pour une personne âgée. »

Pour faire bref, c'est une voix de l'intelligence artificielle qui appelle un senior et qui essaie de mener une conversation avec cette personne âgée.

« Voilà, donc il y a deux services. Pour la personne âgée, c'est un appel sur son téléphone normal tous les jours, une conversation avec elle, sur les sujets qui l'intéressent, sur sa santé, sur la cuisine, sur le chat, sur l'histoire, sur les personnes de la famille, les enfants, les petits-enfants, quoi que ce soit qui l'intéresse. Et l'intelligence artificielle, la voix qui appelle, pose des questions reliées au sujet d'intérêt et se souvient des conversations passées, donc est capable de revenir sur des sujets qui ont été discutés les mois précédents, selon les besoins. »

Photo illustrative: Tima Miroshnichenko,  Pexels

« Pour les enfants, qui sont souvent, comme moi, des personnes qui habitent à l'étranger, on a une application mobile sur laquelle on montre que le parent a décroché le téléphone, est en bonne santé, qui montre les sujets d'intérêt pour cette personne âgée, donc quels sont les sujets qui ont apporté des émotions positives et qui ont été discutés, de telle sorte que quand moi j'appelle derrière, je sais de quels sujets discuter pour générer des émotions positives. Et comme parfois on n'est pas sur les mêmes fuseaux horaires, on peut aussi écrire un message que l'intelligence artificielle lira aux parents, et le parent pourra répondre, et le message sera retranscrit à nouveau dans l'application. Donc même si on ne peut pas appeler, on peut quand même envoyer un message et correspondre. On essaie de retisser les liens malgré la distance, malgré la différence d'âge. »

« La possibilité de communiquer quand les enfants ne peuvent pas »

C'est un peu flippant quand même dans l'absolu de savoir qu'aujourd'hui, on devrait avoir recours à l'intelligence artificielle pour parler à nos anciens. Je suppose que vous avez été confronté à ce genre de critiques ?

« Il y a plusieurs critiques qui viennent. D’abord c'est ‘Oula, vous voulez remplacer le fait qu'on appelle les parents par l'intelligence artificielle, c'est fou !’. En fait, non, on n'essaie pas du tout de remplacer, on essaie d'apporter un complément pour les jours où nous, membres de la famille, on n'est pas capable d'appeler parce que la vie ne permet pas d'appeler tous les jours. Donc ça, c'est la première chose. Et aussi, c'est la possibilité de communiquer quand nous, on ne peut pas. Donc d'envoyer des messages et d'avoir des réponses : un peu comme un WhatsApp pour les personnes âgées qui ne savent pas utiliser WhatsApp, de façon orale, sans technologie. »

Vous vivez personnellement depuis longtemps à l'étranger. Donc, c'est sur votre cas personnel que vous avez basé le développement d'InTouch.

Photo illustrative: SHVETS production,  Pexels

« Tout à fait. Ça fait 37 ans que j'ai quitté la France et que je vis à l'étranger. J'ai vécu dans plein de pays. Et quand je suis parti, mes parents étaient jeunes, il n'y avait aucun problème, je ne me faisais aucun souci. Quand mon père est mort, j'ai commencé à me faire du souci, bien sûr, pour ma mère. Et puis, avec l'âge, elle a commencé à avoir des petits problèmes de santé. Donc, petit à petit, tous les jours, je me disais, est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Quand elle a dépassé 80 ans, je me demandais comment faire pour pouvoir être sûr qu'elle est OK, qu'elle est en bonne santé, qu'elle n'est pas seule. Même quand j'habitais au Japon, je ne pouvais pas l'appeler à cause du décalage horaire. Ou quand j'habitais aux États-Unis, en Russie, ce n'était pas possible d'appeler. »

« Donc voilà, comment faire ? Et l'idée m'est venue comme ça. Quand l'intelligence artificielle est arrivée et qu'on a commencé à travailler sur les voix, on arrive à un niveau de qualité sonore, de rapidité qui était intéressant. Et surtout, j'ai trouvé un système pour le faire sans technologie pour les personnes âgées. Parce que je me souviens toujours de ma mère avec son ordinateur qui, pour l'allumer, devait mettre du vernis à ongles rouge sur les touches sur lesquelles elle devait appuyer. Plus on devient âgé, plus c'est difficile. »

Donc il s’agit seulement décrocher son téléphone, en l'occurrence ?

« Pour la personne âgée, c'est seulement décrocher son téléphone. Pour la famille, c'est une application mobile comme on en a plein sur son téléphone. »

Sentiment de culpabilité

Comment votre mère a-t-elle pris ça au début ? Puisqu'elle était un peu votre cobaye… Parce qu'on imagine beaucoup de personnes, âgées ou non, qui ne seraient pas très favorables à répondre à une intelligence artificielle et à une voix comme ça.

« Ce qui est assez amusant, c'est que le problème est beaucoup moins avec les personnes âgées que les enfants. Les personnes âgées, elles décrochent le téléphone, il y a une voix au téléphone. La première fois, elles sont un peu surprises. Puis, la deuxième fois, c'est normal. Donc, il n'y a pas plus que ça. C'est, en fait, les enfants, donc comme moi, pour qui c'est un peu plus difficile, parce que je pense qu'il y a quelque part un sentiment de culpabilité qui ressort avec ce ‘Ouh là, si je demande à l'intelligence artificielle d'appeler à ma place, ça fait bizarre et je me sens mal parce que ça devrait être à moi de le faire’. »

Photo illustrative: RDNE Stock project,  Pexels

« En fait, quand on comprend que c'est là pour aider et apporter un complément et non pas remplacer. Une chose aussi importante, c'est quand on parle à sa mère ou à son père pour lui expliquer que l'intelligence artificielle va appeler, il faut bien lui dire ‘Maman, Papa, tu le fais pour moi pour que moi, je me sente rassuré de savoir que tu es en bonne santé’. Et la conversation, après, avec les personnes âgées, se déroule très facilement. Quand vous posez des questions pointues qui génèrent l'intérêt des personnes âgées, tout de suite, la conversation démarre. »

C'est-à-dire que les enfants, la famille sur l'application peut demander par exemple ‘Demande-lui des nouvelles du voisin monsieur Michelet’ ?

« Par exemple. Vous pouvez écrire absolument ce que vous voulez mais aussi on a une série de 400 questions que l'on pose sur la vie de la personne âgée, de telle sorte qu’on collecte toutes ces informations pour pouvoir les passer à la génération suivante - ce qui aujourd'hui ne se fait plus parce qu'on n'habite plus ensemble, surtout pour les expatriés, donc ce passage de l'information, de la connaissance ne se fait plus. On a des questions toutes simples mais qui génèrent des conversations absolument incroyables. Une question que j'adore c'est quand on demande à une personne âgée quel est l'événement historique qu’elle a vécu et qui l’a le plus marquée. Cette question posée à des personnes, même des personnes qui ont un peu de démence, soudainement quand vous leur posez ces questions-là elles vous racontent des histoires absolument incroyables. J’ai eu l’exemple d’une dame parlant 20 minutes de l'invasion de la Hollande par les armées allemandes. C'est fantastique quand on arrive à avoir ça. »

On va écouter un extrait maintenant d'une conversation développée grâce à l'application InTouch… J'ai cru comprendre que le service était déjà développé dans un nombre impressionnant de langues et que vous envisagez d'être présent dans beaucoup de pays du monde

Photo illustrative: Anna Shvets,  Pexels

« On a fait le service dans 35 langues disponibles, on va encore augmenter et on est disponible dans 100 pays. Au début en fait on pensait le faire en anglais, en français, en allemand pour les pays européens et quand on a fait des tests on s'est aussi aperçu que beaucoup d’émigrés qui sont aussi intéressés par ce service et c'est pour ça qu'on a rajouté beaucoup de pays dans lesquels on peut appeler parce que c'est pas uniquement des appels vers la France, l'Allemagne ou vers l’Europe mais aussi des appels vers les Philippines, le Bangladesh, l'inde et donc c'est pour ça qu'on a rajouté tous ces pays-là. »

De quels pays viennent les premiers clients pour l'instant ?

« Principalement de France et des Etats-Unis, d'Angleterre… »

« La Tchèquie, un pays fantastique pour faire du développement »

Vous êtes basé à Prague plus précisément dans le quartier de Podolí. Quelle est actuellement l'environnement ici en Tchéquie pour développer de telles applications et pour développer des produits qui ont un rapport très direct avec l'intelligence artificielle ?

Source: T Hansen,  Pixabay,  Pixabay License

« Prague ou la Tchéquie en général c'est un pays fantastique pour faire du développement parce qu'il y a plein d'ingénieurs très forts. il se trouve que les ingénieurs que j'ai sont des ingénieurs slovaques et aussi iraniens, on a une très grande diversité à l'intérieur de la société - c'est justement pour ne pas voir les choses tout le temps du même point de vue. La Tchéquie c'est un pays fantastique pour faire du développement, avec des ingénieurs très forts, une très forte densité de personnes à engager donc c'est fantastique. »

Plusieurs gouvernements successifs déjà ont ambitionné de faire de la Tchéquie un des pays en pointe sur l'intelligence artificielle. Où en est-on où si on peut comparer à l'échelle régionale ? je sais que vous connaissez bien aussi parce que vous êtes coprésident de ce qui s'appelle la French tech à Prague donc vous avez un bon aperçu de ce qui se fait en ce moment. Où est-ce que la Tchéquie se situe dans ce domaine-là actuellement ?

« Quand on regarde au niveau européen on peut dire que la France a fait un travail phénoménal pour attirer les sociétés d'intelligence artificielle et les start-ups en général. La Tchéquie fait aussi beaucoup de travail notamment avec les universités, c'est un pays montant c'est certain, surtout parce qu'il y a beaucoup d'ingénieurs disponibles. Le pays n’est peut-être pas encore dans les premiers pays européens mais il y a vraiment un fort potentiel. »

Des investisseurs locaux

Pour vous, pour Intouch a priori ça s'est plutôt bien passé les tours de table et les levées de fonds. Comment ça s'est fait concrètement et en combien de temps à peu près ?

Photo illustrative: Kaspars Eglitis,  Unsplash

« Ca s'est très bien passé parce qu'en fait j'ai fait une démonstration du prototype qu'on avait développé aux investisseurs potentiels et ils ont tout de suite compris comment ça marchait et le potentiel de la chose, donc en fait ça a été extrêmement rapide : un appel et ils ont dit oui on y va. Ce sont aussi des investisseurs qui sont intéressés par les causes sociales et là on se bat contre l'isolement, on sait que ça a un impact sur la démence et sur l'Alzheimer et donc ils ont vu cet intérêt aussi sociétal. La Tchéquie aussi est un pays comme beaucoup d'autres en Europe où il y a un très fort problème de comment s'occuper des personnes âgées et de vieillissement de la population comme partout en Europe, donc les investisseurs voient aussi qu'il y a un potentiel de marché – je n'aime pas utiliser ce mot marché quand on parle de personnes âgées mais il y a un potentiel donc en tant qu'investisseurs, ça a aussi du sens. »

Et ce sont des investisseurs étrangers ou des investisseurs locaux ?

« Ce sont des investisseurs locaux, tchèques, plus précisément l'un des fondateurs du groupe PPF et les fondateurs de Zásilkovna, devenu Paketa. »

Pas du tout pour l'instant d'investissement étranger, pas besoin d'aller en France notamment ?

« Pas du tout, on trouve ici. Quand on a des projets intéressants on peut trouver des investisseurs en Tchéquie sans aucun problème. »