Luce Vigo : « Il m'a fallu des années pour accepter l'héritage de mon père»
« Appelez-moi Luce, s'il vous plaît, pas de 'Madame Vigo'». En toute simplicité, voilà comment apparaît Luce Vigo. La fille du réalisateur Jean Vigo (1905-1934), à qui l'on doit seulement quatre films dont le pamphlet contre l'autorité et l'ordre « Zéro de conduite », était présente à l'école d'été de cinéma d'Uherske hradiste qui s'est achevée ce dimanche.
Avec Luce Vigo, qui n'avait que trois ans à la mort de son père, nous avons notamment évoqué son père, fils d'anarchiste, dont l'oeuvre éclair et originale a suscité la création d'un prix, le Prix Jean Vigo dont elle préside le jury:
« Il y a un jury, donc on est toute une équipe à choisir les films et on se dispute pas mal. Mais le prix existe depuis 1951. Au début je n'étais pas majeure, donc je ne faisais pas partie du jury mais je regardais les films. Peu à peu je me suis investie. C'est un peu un devoir de mémoire et aussi une façon d'essayer de défendre, aujourd'hui, le cinéma indépendant. Jean Vigo était un cinéaste qui est mort jeune mais qui s'est battu pour beaucoup de choses : il était fils d'anarchiste, donc ça n'étonne pas. C'est donc à la fois un devoir de mémoire et une bataille pour le cinéma indépendant. »
Le fait que vous repreniez cette bataille m'a fait penser à la bataille que Jean Vigo, votre père, a menée pour blanchir le nom de son propre père...
« Mon grand-père s'appelait Vigo, mais il avait pris un nom de guerre, d'anarchiste, Miguel Amereyda, qui est l'anagramme de 'y'a de la merde'. Déjà tout un programme, un regard sur la société... Il a fait beaucoup de prison, jeune, régulièrement, pour ses positions politiques. A la fin de sa vie, il dirigeait un journal appelé Le Bonnet Rouge. Il a été arrêté en 1917 parce qu'il avait pris des positions pacifistes et on l'a accusé d'être traître à la patrie. Après avoir été arrêté, on l'a retrouvé mort étranglé avec un lacet de chaussure dans sa cellule. Et on pense qu'il a été assassiné pour des raisons politiques. »
Jean Vigo avait donc 12 ans à la mort de son père dans des circonstances plus ou moins troubles...
« Très troubles. Il y a eu des articles infâmants, un procès du Bonnet Rouge. Jean Vigo était tout petit, il connaissait bien les prisons où il allait voir son père. Il a toujours été souffrant, mais il a voulu au fil des années essayer de réhabiliter la mémoire de son père. Il a accumulé un gros dossier d'articles pour rassembler le plus de preuves possibles. Puis, peu à peu, les amis de son père lui ont dit de laisser tomber à cause du scandale. A mon avis, c'est par le biais du cinéma qu'il s'est exprimé. C'était une façon de retrouver l'esprit de son père. »
Avec une forme d'engagement clair dans ses films ?
« Oui, avec un engagement, avec une attitude très anarchiste, un point de vue sur la société. Il faut se rappeler d'une chose : il était jeune, il a filmé de 25 à 29 ans, même pas cinq ans. Il était toujours malade. Ce que je veux dire, c'est que Jean Vigo n'était pas seul, et pour moi, cela rejoint l'atmosphère dans laquelle il a vécu dans sa petite enfance, c'est-à-dire que les anarchistes étaient toujours ensemble, à discuter, à aller dans les bistrots, etc., et le petit Vigo était emmené partout. Il a eu la chance de rencontrer Boris Kaufman, un grand chef opérateur et frère de Dziga Vertov, puis Maurice Jaubert le musicien, puis peu à peu une équipe s'est constituée. Il s'agissait d'une équipe avec des gens d'origine différente. C'était des grands enfants en même temps qui avaient le même regard sur le monde. »
Vous souvenez-vous du premier film de votre père que vous avez vu et quelle impression cela vous a-t-il fait ?« C'est un petit peu compliqué. La première fois que j'ai vu les quatre films en même temps, j'avais déjà 14 ans. Petite, j'étais à la montagne pour des raisons de santé comme mes parents. Ma mère est morte en 1939, après il y a eu la guerre, donc je n'ai pas vu les films de mon père, la famille qui m'élevait a tout de suite été dans la résistance. Donc ce n'est que fin 1945-début 1946 que j'ai vu les quatre films de mon père pour la première fois. « Zéro de conduite » avait été interdit par la censure, c'était la première fois qu'on pouvait le montrer en France. Je n'ai pas de souvenirs. C'était un héritage trop fort et je ne vois rien sur l'écran. En même temps, j'étais entourée de pleins de gens qui venaient m'embrasser, qui m'avaient connue quand j'étais petite, que je ne connaissais pas. Il m'a fallu des années pour accepter l'héritage. »
Et vous avez fini par l'accepter, puisque vous vous êtes tournée vers le cinéma. Vous êtes devenue critique de cinéma.
« Oui, j'ai mis longtemps à travailler dans le cinéma. J'ai commencé par animer un cinéclub en 1960, puis j'ai été responsable de la programmation dans une maison de la culture. En même temps, j'ai fait de la critique de cinéma. Encore que je préfère faire des entretiens avec des auteurs que de faire la critique des films. Je préfère leur parole, leur regard sur leur propre oeuvre. »
Plutôt que d'analyser et décortiquer le film ?« Je le fais aussi mais jamais pour démolir un film. Je ne parle que des films que j'ai envie de défendre et qui ne sont pas forcément défendus par tout le monde. » D'où le Prix Jean Vigo, on y revient. Il s'agit plutôt d'un encouragement pour ce prix. Ce sont plutôt des films qui révèlent quelque chose d'un réalisateur même s'il n'est pas encore confirmé ou qu'il n'a fait que très peu de films. Rappelez-nous le principe.
« C'est un problème d'esprit. Même si le film n'est pas parfait, qu'il s'agisse d'un court ou long métrage, on doit sentir que c'est un pari, que plus tard, il fera du cinéma. Quelquefois ils n'ont pas continué dans le cinéma. Mais quand on voit qu'on a donné le prix Jean Vigo à Jean-Luc Godard, c'était son premier long métrage, j'avoue que là, on ne sait pas trompés car il a continué tout en restant fidèle à son indépendance. C'est un homme de notre temps qui a su s'adapter aux nouvelles techniques. »
Il s'agit du film « A bout de souffle », n'est-ce pas ?
« Oui, c'est cela. »Pouvez-vous me parler du film « La France », qui a reçu le Prix Jean Vigo en 2007. Lors de la présentation du film à Uherske Hradiste, vous avez déclaré que ce film était d'autant plus proche pour vous qu'il se passait en 1917 et que c'était donc lié à votre famille, à votre grand-père. Quels ont été les critères de choix pour ce film par rapport aux autres en compétition ?
« Ce jeune réalisateur, Serge Bozon, avait fait un premier film que je trouve assez snob, qui s'appelait « Mods », que je n'aimais pas du tout. J'ai découvert en voyant « La France » un film où il s'était ouvert au cinéma. J'ai été d'ailleurs un peu sévère pendant la présentation, car en le revoyant pour la troisième ou quatrième fois, je me suis rendue compte que ce film, c'était vraiment du cinéma, c'est un des critères, et en même temps, il y a un vrai point de vue antimilitariste et une histoire, cette belle histoire de cette femme qui se trouve au milieu d'un groupe d'hommes, de soldats, et qui se fait passer pour un garçon pour essayer de retrouver son mari. »
C'est vrai que Sylvie Testud, qui joue le rôle de cette jeune femme, Camille, est particulièrement émouvante et authentique. Elle crève l'écran.« On n'apprend pas tout de suite que les soldats sont déserteurs. Le réalisateur a vraiment dosé son histoire, elle avance peu à peu. Elle surprend cette histoire avec ces soldats-musiciens qui jouent sur des instruments de bric et de broc. Je pense que Serge Bozon continuera à faire du cinéma et à ne pas s'enfermer comme au début dans une espèce de clan... pas snob, j'aimerais trouver un autre mot mais je n'y arrive pas (rires). »
Les cinéphiles de Uherske hradiste ne se sont pas arrêtés au titre du film, « La France », qui peut paraître peu engageant au premier abord... car trop chargé, sans doute. Servi par une Sylvie Testud toute en justesse et un Pascal Greggory très sobre, il offre sa vision des tranchées de 14-18 alors que le sujet de la Première Guerre Mondiale a trouvé un regain d'intérêt ces dernières années. Le film a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes cette année et devrait sortir en France en novembre 2007.