En Tchéquie aussi, les violences domestiques comme maladie chronique

Le premier centre tchèque d’accueil des victimes de violences sexuelles et domestiques devrait être inauguré à Prague en septembre 2023. L’association Profem, en charge du projet, fait de cette lutte son cheval de bataille depuis 1998.

La passivité des institutions face aux violences domestiques fait souvent l’objet de critiques en République tchèque et ailleurs, néanmoins, des organismes s’efforcent de la contrebalancer. Basée à Prague, Beroun, Benešov et Příbram, Profem a plusieurs leviers d’action, allant de l’aide directe à la prévention. Le premier a pour but de donner des ressources et outils aux victimes pour qu’elles améliorent concrètement leur situation. Le second cherche à changer le système à travers du lobbying et des plaidoyers. Comme l’explique la manageuse Eva Michálková, ces deux pôles s’enrichissent mutuellement.

Eva Michálková | Photo: LinkedIn de Eva Michálková

E. M. : « Nous avons une base de données unique sur ce que les victimes éprouvent, et nous les connectons avec notre activité de plaidoirie. Par exemple, quand nous voyons qu’elles demandent des indemnisations pour préjudice sans rien obtenir, nous utilisons leurs vécus comme arguments pour changer le système. Et cela fonctionne aussi dans l’autre sens : nos campagnes de prévention permettent de faire réaliser à certaines personnes qu’elles subissent des violences domestiques ou sexuelles. »

Coopération

Lorsqu’un signalement est fait, la police est la première concernée. Celle-ci est sommée de réagir immédiatement et systématiquement. Les officiers se rendent au domicile et confisquent les clés de l’agresseur. Pendant dix jours, celui-ci ne pourra ni retourner sur les lieux, ni contacter la victime. Un second contrôle est effectué trois jours plus tard.

La police collabore étroitement avec les centres d’intervention comme Profem : à chaque alerte, elle leur transmet les coordonnées de la victime. Celle-ci est contactée et, si elle en ressent le besoin, pourra demander d’allonger le mandat d’éloignement. Cette mesure est extensible un mois, puis six mois dans un second temps.

Pour améliorer l’accompagnement des victimes, Profem organise des rencontres bisannuelles avec la police. Nadia Gubová, travailleuse sociale et psychothérapeute, souligne leur nécessité puisque, selon elle, certaines interventions tendent à être négligées. C’est par exemple le cas quand des violences surviennent à plusieurs reprises au sein d’un même foyer.

Naďa Gubová | Photo: ProFem

N. G. : « L’année dernière, lors d’une rencontre sur les outils de prévention, les policiers ont exprimé leur embarras quand ils visitent la famille trois fois dans la nuit mais que, le matin, tous les membres sont agréablement réunis. Cette année, nous avons donc discuté des barrières qui empêchent de quitter ces relations et pourquoi c’est difficile de le faire. Je pense que le plus gros problème, au sein de la police, c’est l’éducation. Il y a beaucoup de jeunes policiers qui n’ont pas beaucoup d’expérience et qui ne connaissent pas forcément bien ces sujets. Et quand quelqu’un les appelle, il ou elle ne peut pas tomber uniquement sur des officiers qualifiés. »

Les travailleuses sociales basent leurs actions sur plusieurs principes. Elles croient systématiquement les victimes, ne les jugent pas et ne questionnent jamais leur expérience. Aussi, elles considèrent que ces dernières ont toutes des besoins spécifiques : certaines nécessiteront des conseils, d’autres un soutien psychologique. Le premier contact est donc crucial, comme l’expliquent Nadia Gubová et Eva Michalková :

N. G. : « Il permet de créer un espace de sécurité pour que la victime se sente à l’aise, qu’elle puisse dire ce qu’elle veut. Nous la croyons, nous la soutenons et seulement ensuite nous pouvons réfléchir aux moyens d’améliorer sa situation. »

E. M. : « Nous sommes souvent les premières personnes à qui la victime se confie, donc il est nécessaire que nous la mettions en confiance, que nous lui donnions des informations et qu’elle ait le sentiment de pouvoir décider de ce qu’elle veut faire après. Si elle veut porter plainte auprès de la police, cela dépend d’elle. Nous ne la poussons pas, parce qu’elle expérimente souvent depuis plusieurs années une position dans laquelle l’agresseur prend toutes les décisions pour elle. Donc c’est vraiment important de lui dire que, maintenant, c’est à elle de choisir. »

Photo illustrative: Engin_Akyurt,  Pixabay,  Pixabay License

Remède

Or, ni l’éloignement des agresseurs ni les mesures de prévention ne suffisent à endiguer la violence de manière pérenne. D’autres solutions existent pourtant.  D’abord, il faudrait commencer par reconnaître que les féminicides, terme caractérisant les meurtres de femmes parce qu’elles sont femmes, sont le fruit d’un « continuum féminicidaire ». Selon la chercheuse Christelle Taraud, inventrice du terme, ces crimes prennent leur source dans ce qui nous paraît indiscutable - les diktats des normes de beauté - et s’étendent jusqu’aux assassinats. Entre les deux se glissent notamment le harcèlement, les violences sexuelles, l’inceste, la pédocriminalité, la prostitution forcée, etc.

Photo illustrative: MART PRODUCTION,  Pexels

Lutter à la racine contre ce fléau requiert donc de lui apposer une définition précise. Selon les Nations Unies, les violences domestiques englobent « tout comportement répété qui vise à obtenir ou maintenir un pouvoir ou un contrôle sur le ou la partenaire dans une relation. Ces violences peuvent être physiques, sexuelles, émotionnelles ou psychologiques, ou prendre la forme de menaces contre une autre personne. Elles recouvrent tout comportement visant à effrayer, intimider, terroriser, manipuler, offenser, humilier, culpabiliser ou blesser autrui. » Toutes les catégories de population sont touchées.

Pourtant, un écueil terminologique reste présent dans la législation tchèque :

E. M. : « Dans le code pénal, la violence domestique n’est pas définie comme telle. Elle est vue comme un ‘abus de personne vivant dans le même foyer’. C’est une situation un peu compliquée, parce que c’est au tribunal de choisir ce qu’est ‘un même foyer’. Donc ça pose des problèmes quand les gens sont sans domicile, ne vivent pas ensemble, vivent dans un dortoir étudiant... Ou alors, qu’ils ne vivent plus ensemble. Aussi, la violence persiste souvent même si la victime a quitté le foyer ou la relation. Et c’est encore à la cour de décider si ces violences continues sont considérées comme des crimes. Surtout, cette définition n’indique pas qu’elles sont basées sur le genre, ce qui est problématique pour beaucoup d’autres raisons. »

Source: Pixabay,  Pixabay License

De fait, peu de signalements parviennent jusqu’au tribunal : mal définies, ces violences structurelles ne peuvent être ni bien comprises, ni bien jugées. L’agresseur reçoit un simple avertissement et justice n’est pas rendue aux victimes.

Et dans les rares cas où des femmes gagneraient un procès, toucher une indemnisation reste un problème épineux. Un rapport de Profem datant d’octobre 2022 indique que, dans le cadre d’une procédure pénale, près de 80% des femmes tchèques ayant subi des violences basées sur le genre n’obtiendront pas de réparation de la part de l’auteur de l’infraction. « Les victimes sont confrontées à un certain nombre d’obstacles structurels, elles ont peur de l’incompréhension, du traitement insensible et de la condamnation », explique dans ce texte Petra Presserová, avocate de l’organisation.

La dernière initiative entreprise par Profem est donc la création du premier complexe d’accueil dédié aux victimes et survivantes de violences sexuelles et domestiques en Tchéquie :

Photo illustrative: Timur Weber,  Pexels

E. M. : « Le Conseil de l’Europe recommande qu’un tel centre soit implanté dans chaque région de ses pays membres. Et en Tchéquie, il n’y en a pas encore. Donc tous les services que nous fournissons déjà seront disponibles à un seul et même endroit. Il est ressorti d’une de nos enquêtes que c’est quelque chose que les victimes apprécieraient. Ce sera beaucoup plus simple pour elles de ne pas avoir à voyager ni à se familiariser de nouveau avec le personnel et les lieux. Nous allons donc continuer ce que nous faisons, mais aussi leur proposer des moyens pour récolter des preuves. Et elles n’auront plus besoin de se rendre au poste de police : une pièce sera dédiée aux interrogatoires. Évidemment, tout le personnel aura reçu une formation spécifique sur leur prise en charge. »

Ce centre sera situé à dans le VIe arrondissement de Prague et devrait ouvrir en septembre 2023.