Mange ta grenouille : à Prague, le festival du théâtre français en ligne depuis son canapé

Festival Mange ta grenouille

A l'heure où les frontières sont fermées et où le monde de la culture est frappé de plein fouet par la crise du coronavirus, savoir qu'un événement culturel promouvant les échanges transnationaux va avoir lieu envers et contre tout, a quelque chose de rassurant. Comme d'autres rendez-vous culturels qui ont basculé dans le virtuel, le festival du théâtre français en Tchéquie, Mange ta grenouille n'a pas renoncé à sa 6e édition qui se déroule du 14 au 17 mai dans la capitale tchèque. Mais d'ailleurs, pourquoi avoir fait ce choix plutôt que de reporter ces journées consacrées aux échanges franco-tchèques autour du théâtre contemporain ? Réponse avec la cheffe de la programmation Linda Dušková.

Festival Mange ta grenouille

Linda Dušková,  photo: LinkedIn de Linda Dušková
« Nous avons évidemment considéré toutes les possibilités : reporter, déplacer ou annuler le festival cette année. Nous avons décidé de ne pas le reporter car nous estimons que la situation est incertaine. Nous ne savons pas si à l’automne la situation ne sera pas similaire, si le virus ne fera pas son retour. En outre, l’automne culturel va déjà être bien saturé car tous les événements et tous les festivals sont reportés pour octobre et novembre. Nous ne voulons pas contribuer à cette saturation. En même temps, ça aurait été dommage de tout annuler et impossible de reporter à l’an prochain, notamment en termes d’actualité des pièces. Nous avons donc décidé de faire le festival en ligne, aussi parce que notre objectif principal est de présenter des pièces françaises nouvellement traduites en tchèque, aux professionnels et au public tchèques. Pour remplir cet objectif, Internet et une édition en ligne peuvent tout à fait convenir. »

Concrètement qu'est-ce que cela veut dire pour le festival ? Comment votre public va-t-il pouvoir vous suivre ?

« Tout le public pourra nous suivre en streaming sur notre page Facebook, sur celle du théâtre NoD, celle de tous nos partenaires comme l’IFP, le Centre tchèque de Paris, notre partenaire en France Anis Gras. Tout est évidemment gratuit, il suffit de se connecter depuis son canapé. Grâce à l’assouplissement de restrictions, nous avons pu introduire une nouveauté cette semaine : nous avons décidé de projeter le streaming en direct sur la terrasse du café pragois Čekárna. »

Comment organisez-vous les différentes sections du programme en ligne ?

Guillaume Kerbusch,  photo: Site officiel du festival Mange ta grenouille
« Nous avons décidé de garder principalement ce qu’on appelles les esquisses scéniques, des lectures-spectacles, tout en les transformant dans un format plus adapté au streaming : ce sera des sortes de vidéo-esquisses. Les metteurs en scène ne vont pas faire une sorte de théâtre capté et retransmis en vidéo, mais vont concevoir directement ce format de lecture scénique pour les cinq caméras du studio NoD, pour créer une sorte de semi-théâtre, semi-cinéma en direct. Nous avons complété cette ligne dramaturgique par une sorte de rétrospective des spectacles que nous avons fait venir à Prague auparavant. Les quatre dernières pièces que nous avons présentées, leurs captations, vont être streamées avec des sous-titres tchèques bien sûr. Nous avons également décidé de mettre en place deux master-class vidéo, deux rencontres vidéo avec l’auteur belge Guillaume Kerbusch et avec Joris Mathieu qui devaient venir cette année mais qui viendront finalement en 2021. »

En dépit de l'assouplissement des mesures de restriction, la plupart des théâtres pragois avaient déjà annoncé au préalable qu'ils ne rouvriraient pas leurs portes le 11 mai. Leurs équipes estiment que le nombre de personnes étant limité à 100 maximum, cela ne vaut pas le coup. Dans le cas de votre festival, n'aurait-ce pas été quand même possible ? N'aurait-on pas pu imaginer un double festival : en chair et en os et en ligne ?

« Comme tous les théâtres, nous avons aussi réfléchi à cette possibilité car les changements se sont passés très rapidement et c’est difficile d’y réagir avec souplesse. Nous trouvons très compliqué de donner la contrainte à des metteurs en scène de travailler avec une esthétique et un format cinéma sur cinq caméras et en même temps de convenir à un public classique. On y a pensé en effet, car le théâtre est un spectacle vivant. Mais les restrictions ne sont pas si assouplies que cela. Il faudrait avoir des tests, il faudrait ne pas utiliser les toilettes, ne pas vendre de boissons ou à manger etc. Il y a beaucoup de limitations pour le public. Donc le théâtre reste fermé. Mais comme je le disais, nous allons effectivement faire des projections au café Čekárna, donc si le public a envie de se rassembler, c’est tout à fait possible sur cette terrasse. »

Passons au programme : chaque année se dégage un thème particulier des pièces de théâtre que vous sélectionnez. Quel est-il cette année ?

Mélissa Bertrand,  photo: Jean-Clude Kagan/Site officiel du festival Mange ta grenouille
« Cette année, il n’y a pas vraiment un thème qui se serait dégagé de la plupart des pièces, mais il y a plus une espèce de format qui s’est révélé. Par le plus grand des hasards, toutes les pièces que nous avons choisies ont des rôles principaux féminins, ce sont des héroïnes féminines, même dans les cas où la pièce parle de quelqu’un d’autre qui peut être un homme. On trouvait cela intéressant. Deux autrices et deux auteurs avaient été invités, mais avec quatre héroïnes féminines en tout. »

Justement, qu'en est-il de la présence des femmes dans l'écriture dramatique contemporaine en France ? Le théâtre contemporain est-il le pré carré des hommes encore aujourd'hui ou les autrices sont-elles bel et bien présentes et actives ? En un mot : sont-elles sur le devant de la scène ?

Didier Poiteaux,  photo: INTI Théâtre/Site officiel du festival Mange ta grenouille
« Je ne me sens pas bien placée pour parler de cette question de façon complexe. Effectivement cela évolue et change énormément dans tous les pays. La situation est très différente en France par rapport à la République tchèque par exemple. Je crois que dans les deux vagues, du désir venant de la part des femmes et celui du système de faire une place aux femmes, ça s’améliore tous les ans. En France, on en arrive même à une sorte de quota, où l’on crée des places pour les femmes de manière un peu artificielle. C’est très bien, il faut aussi faire comme cela. La situation évolue beaucoup. Est-ce que c’est le cas dans l’écriture, en termes de rôles ? Oui, la réponse c’est cet appel à textes où il y avait vraiment beaucoup de rôles principaux féminins. Mais cela reste quand même quelque chose qui est secondaire. »

Présentez-nous les quatre pièces phare de votre 6e édition ?

'Patiente 66',  source: Site officiel du festival Mange ta grenouille
« Je commence par l’auteur belge Guillaume Kerbusch qui nous a envoyé une pièce intitulée Jimmy n’est plus là. C’est l’histoire d’un garçon adolescent qui a envie de devenir une fille, qui en parle autour de lui et reçoit des réactions différentes. Destinée au jeune public, la pièce est écrite sous forme de monologues dits prioritairement par les femmes autour de Jimmy. Nous présentons cette pièce vendredi. La première, jeudi, sera celle de Didier Poiteaux, appelée Tu comprends ? C’est une pièce absurde, aux airs beckettiens, qui raconte une histoire légère de papotage entre deux femmes et un homme qui a disparu. Pour samedi, nous avons prévu la pièce de Mélissa Bertrand, une jeune autrice française. Intérieurs est écrit sous forme de mono-drame, comme une succession de plusieurs monologues de femmes qui sont à la limite de la santé psychique : soit elles luttent avec une maladie psychique et diagnostiquée, soit elles sont dans une situation problématique. C’est un texte qui donne une place aux femmes et à leur psychologie intérieure. Le dernier texte est de Dorothée Zumstein, il est appelé Patiente 66 ou une lobotomie américaine. Il raconte l’histoire d’une des filles Kennedy qui a été soumise à une lobotomie. Cela parle totalement du système américain des années 1950. »

Les auteurs français seront-ils présents, au moins virtuellement ?

« Oui, nous avons demandé à tous les auteurs de nous envoyer de petites introductions via vidéo. Ensuite ils seront à disposition via un chat pour répondre aux questions et commentaires. Guillaume Kerbusch nous prépare aussi un master-class pour le samedi après-midi. Nous avons aussi décidé d’inviter tous les auteurs de cette édition à venir quand même en 2021. »

Qu'en est-il de votre festival du théâtre tchèque en France qui se déroule en général à l'automne à Arcueil ? Sa tenue semble quelque peu compromise au vu de la situation dans l'Hexagone...

« Il y a quelques semaines, nous avons pris la décision d’annuler le festival Fais un saut à Prague cette année, justement parce que nous estimons que l’automne va être sur-saturé à tous points de vue. Par contre, nous avons décidé de le reporter au printemps 2021. C’est quelque chose que nous avions l’intention de faire de toutes les façons. Donc nous préparons la troisième édition du festival du théâtre tchèque en France pour avril 2021. Ensuite, en mai, ce sera la septième édition de Mange ta grenouille à Prague. Donc deux grands moments de rencontres franco-tchèques, en France et en République tchèque. »

Le festival est soutenu depuis ses débuts par l'Institut français de Prague. Pour en parler, Fanette Escallier, attachée culturelle à l'IFP :

Fanette Escallier,  photo: LinkedIn de Fanette Escallier
« En effet, l’IFP soutient le festival depuis sa création. Ce soutien peut prendre plusieurs formes mais reste le fruit d’un dialogue entre les organisateurs et l’IFP puisque les besoins du festival ne sont pas les mêmes d’une édition à l’autre. Le soutien de l’IFP peut être financier pour soutenir la venue de compagnies françaises. Nous contribuons à la communication à destination des nombreux publics de l’IFP, même si la fréquentation du festival a été très bonne dès le début. Le soutien peut parfois aussi prendre la forme de conseils et d’expertises que ce soit avec des suggestions dans la forme ou en créant des liens avec différents partenaires. Certaines années, le soutien a consisté à permettre des séjours de repérages à l’équipe du festival ou à sa participation à des rendez-vous professionnels en France. Enfin, les locaux de l’IFP sont toujours ouverts au festival. Pour le moment, il ne s’est jamais déroulé dans nos locaux. Cette année c’était prévu pour deux représentations. Les événements font que ce ne sera pas possible cette année. Mais nous maintenons notre invitation à y venir. Enfin, pour tous ces textes traduits du français, l’IFP en collaboration avec l’Institut national du théâtre, a soutenu la publication d’un ouvrage bilingue des différentes traductions des pièces présentées lors des cinq dernières éditions. »

Le festival bascule cette année en ligne, en raison de l'épidémie de coronavirus : qu'est-ce que signifie selon vous l'alternative virtuelle pour le monde de la culture ? Est-ce quelque chose qui est amené à rester à l'avenir dans le monde de la culture en général, même en partie ? Et ce alors même que l'essence d'un spectacle, d'un événement culturel est le contact – physique - avec le public et l'interaction...

Photo: Site officiel du festival Mange ta grenouille
« C'est un avis très personnel que je vous donne : alors que j'ai été longtemps assez suspicieuse à l'idée d'un spectacle filmé et plutôt récalcitrante à l'expérience de visionner le théâtre plutôt que de m'y rendre, je dois dire que mon opinion a depuis un peu évolué, notamment grâce aux captations réalisées par la Comédie française. Non seulement j'ai été conquise par le fait que certains détails qui peuvent nous échapper sur scène sont plus facilement décelables à l'écran, mais aussi que ces captations permettent d'entrer dans les coulisses, de suivre les comédiens pendant l'entracte et donc de faire connaître l'envers du décor. Ceci dit je reste convaincue que pour tout événement culturel, et en particulier pour toute représentation théâtrale le fait que cela constitue souvent une sortie partagée fait partie de l'expérience et surtout elle provoque une émotion particulière qui découle du lien avec les artistes. Si je pense au théâtre, me viennent à l'esprit des odeurs : de rideaux, de bois. La concentration naissante au moment où la lumière s'éteint mais aussi des sons très significatifs comme les trois coups de balais. Tout cela ne peut être transmis virtuellement. Même le fait d'être mal assis ou d'entrevoir les postillons des comédiens font partie selon moi de l'essence même du théâtre ! »

Pour revenir au festival Mange ta grenouille, quels sont les spectacles qui vous inspirent et que vous allez suivre en ligne en tant que spectatrice ?

« Si j'en ai le temps, ce que j'espère, je les visionnerai tous. Les thèmes abordés dans le festival sont toujours très actuels. Je suis très curieuse de voir comment ils ont été mis en scène et interprétés ici. La sélection des textes est toujours de grande qualité donc je ne suis pas inquiète sur le rendu. Je regrette surtout de ne pas pouvoir percevoir à chaud les réactions du public comme c'est le cas traditionnellement au théâtre. Et en particulier pour la pièce Jimmy n'est plus là, qui va par le thème abordé du transgenre, susciter des échanges et des discussions intéressants. »

Avez-vous un mot d'encouragement pour les organisateurs du festival, pour finir ?

« Les organisateurs et organisatrices du festival savent tout le bien que je pense de leur travail et tout le succès que je leur souhaite. J'espère que l'esprit de partage, de convivialité et de bienveillance qui a toujours régné à Mange ta grenouille se percevra même à travers un écran. Je vous souhaite à tous un excellent festival et de belles découvertes ! »

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